A Costa dos Murmurios…
J’aime beaucoup la musicalité du portugais. Tour à tour force et douceur, empreintes de gravité, jusque dans les chuchotements. Le Rivage des Murmures est la traduction du beau titre de ce roman, écrit par une femme : Lidia Jorge. De toute son œuvre romanesque, mon préféré.
Romancière de renommée internationale, devenue une institution du monde littéraire lusitanien, elle a vécu les moments les plus denses du Portugal actuel. L’effondrement de la dictature, la décolonisation et la fin de son empire.
Jeune mariée, elle a séjourné en Angola et au Mozambique dans les années 1970. Epouse d’un jeune portugais se retrouvant, malgré lui, officier dans une des guerres coloniales les plus longues et les plus dures que l’Afrique ait connu.
Continent, qui en a tant connu…
C’est la trame de ce roman (1). La narratrice est l’épouse d’un jeune chercheur en mathématiques, « appelé » sous les drapeaux, comme on disait. " Pour défendre son pays ". En fait, les colonies que son pays possédait depuis cinq siècles. A des milliers de kilomètres.
L'argument étant un peu léger, la propagande les conditionnait expliquant que c’était défendre la « civilisation occidentale ». L’enjeu devenait plus sérieux, sans être pour autant crédible… Hymne éternel du mythe de la race supérieure, justifiant toutes les spoliations et les horreurs.
Nous sommes au Mozambique, en 1970. Au plus fort de la guerre. Le général Kautza de Arriaga avait déclenché une opération de grande envergure avec 35.000 hommes et une centaine d’avions et d’hélicoptères près de la frontière tanzanienne. L’objectif étant de récupérer la ville et la région de Muda, que la résistance avait libérées.
Ce genre d’opérations folles, la « der des der », rêvées par des états-majors incapables de comprendre les mécanismes inexorables d’une guerre menée par une Nation pour sa Libération. Plus d’hommes, plus de matériel et plus d’argent, disent-ils, et nous éradiquerons ces indépendantistes, ces terroristes, ces insurgés, qui mettent en danger la « civilisation occidentale » …
Et, bien sûr, ils la perdent.
Les militaires portugais n’avaient pas retenu la leçon des récentes guerres d’indépendance des colonies françaises d’Indochine quinze ans plus tôt, ou d’Algérie huit ans plus tôt. Ils se croyaient plus forts.
Forts du soutien des sud-africains et rhodésiens (2) blancs qui s’arc-boutaient sur l’apartheid, finançant leurs délires guerriers avec les richesses de l’Afrique du sud qu’ils gardaient pour eux. Apartheid, justifié pour défendre la « civilisation occidentale », aussi…
Par petites touches, la narratrice nous immerge dans la société coloniale représentée par les habitants d’un hôtel regroupant les familles des militaires. Dans le style, en plus artisanal, du « Compound » US à Bagdad.
Puis, à travers son regard, la découverte du paysage habituel des colonies, quelle qu’en soit la nationalité de la métropole : racisme, mépris viscéral à l’égard des populations autochtones, implacablement maintenues dans le sous-développement… Pour eux pas de nationalité portugaise. Juste des esclaves, des zombies, des non êtres…
Schéma classique.
Aucun manichéisme toutefois, on ne voit rien des combats, on n’entend rien. Vase clos de ces familles, où la fureur des luttes passe inaperçue. A peine ressentie ou entrevue, si ce n’est lors du départ des hommes en « opération de pacification », pour ne revenir que quelques semaines plus tard. A peine si on sait que nous nous trouvons au Mozambique. La violence du témoignage en est encore plus forte.
Cinq siècles de colonisation d’un pays d’une extraordinaire richesse : fleuves et rivières, mines (3). Richesses qui continueront à être volées, même après son indépendance politique, lors d'un quart de siècle de guerre civile, imposée et financée par les pays occidentaux. Comme pour l’Angola.
Une fois et demie la France, avec 2.500 km de côtes parmi les plus poissonneuses et les plus belles du monde. Un pays vidé de sa population par le transfert d’esclaves mozambicains au Brésil. Des centaines de milliers, par siècle (4). Actuellement, à peine vingt millions d’habitants.
Mozambique, laissé exsangue, avec une espérance de vie de 47 ans…
Et puis, la découverte des atrocités : tueries, tortures, massacres. Des photos ramenées du front, découvertes, un peu par hasard avec la complicité angoissée d’autres épouses de militaires. La barbarie. La folie.
Insensiblement, la jeune mariée découvre un autre personnage. Son mari, d’innocent mathématicien, idéaliste, perdu dans ses équations, devenu un tueur, un tortionnaire, une machine à massacrer.
Dans l’ambiguïté de la fin du roman, sur la disparition mystérieuse du mari, on comprend que l’épouse reprend sa liberté. Comme le Mozambique prendra la sienne, en 1975.
Tragique, poignante métaphore, sur la folie raciste et coloniale de l’Occident. Imbus d’une puissance qui ne correspond plus à l’état du monde actuel, des pays massacrent et pillent dans l’impunité. Ils se refusent à l’admettre, mais ils ne peuvent plus régenter le monde par la force.
Encore plus dur à supporter est le douloureux et angoissant portrait de l’homme, broyé dans un engrenage, conditionné, manipulé, perdant progressivement tous ses repères au point de devenir ce tortionnaire, tueur fou.
Ce « serial killer » que le cinéma, les jeux et autres médias imposent à nos imaginaires comme le héros de nos faces cachées…
Conditionnant notre inconscient collectif pour banaliser les crimes contre l’humanité que nous perpétrons, ou dont nous nous rendons complices, au XXI° siècle…
Roman magnifique, sans équivalent dans la littérature française.
(2) La Rhodésie, après des atrocités coloniales innommables, allait devenir plus tard indépendante, en 1980, et prendre officiellement le nom de Zimbabwe en 1982. Bob Marley a célébré cette indépendance dans une de ses plus célèbres chansons.
(3) Gisements d’uranium, amiante de fer, bauxite, gaz, diamants. Actuellement des mines de charbon sont exploitées dans la région sud de Maputo et au centre du pays, à Tete.
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