Une américaine que j’admire beaucoup : Barbara Ehrenreich. Journaliste, journaliste "d’investigation", pour être précis. Mais, une vraie. Pas de ceux ou de celles qui vous livrent du "sur-mesure", pour respecter les "lignes éditoriales".
Indépendante : sa force. C’est une militante tenace en faveur de la justice sociale, la paix et la dignité humaine. Méthodique, elle a un doctorat en biologie, son domaine de recherche privilégié est l’exploitation de l’homme par l’homme, dans un système économique générateur d’inégalités et d’injustices. Dans son pays, aux U.S.A.
Elle a écrit une quinzaine d’ouvrages. Anime des conférences, écrit des articles retentissants. Un des plus célèbres porte sur la dénonciation des femmes tortionnaires à Abu Ghaïb, s’interrogeant, à partir de là, sur les valeurs humaines et leur déchéance. Aliénation, régression, accablant les hommes comme les femmes dans une société occidentale d’une violence extrême.
Très connue aux USA, détestée des gouvernants et des milieux d’affaires ou patronaux. Traitée ou considérée comme "marxiste" par eux. L’injure suprême… Ce qui l’amuse, n’ayant jamais réussi à lire Le Capital. Comme la plupart d’entre nous, même pas un chapitre. Mais dès qu’on parle "justice sociale", on est traité de "rouge", aux U.S.A. comme ailleurs (1).
En 2008, le budget américain de la défense va dépasser les mille milliards de dollars !... Soit l’équivalent des budgets militaires de toutes les autres nations de la planète… On ne doit pas "compter" avec la sécurité du pays, n’est-ce-pas ? Alors, on ne compte pas. On ne regarde même pas dans les comptes. Par contre, les politiciens et le patronat ne veulent pas entendre parler de justice sociale ou de lutte contre les inégalités. Impossible : la mondialisation oblige à être compétitif !…
Pour une Barbara Ehrenreich, un tel baratin ne passe pas. Elle a de l’influence (2). Elle dérange…
Pas étonnant qu’elle ne soit pratiquement pas connue ou célébrée, en Europe. En France, en particulier, les comités de rédaction ou d’édition, les médias, répugnent à promouvoir, ou présenter, un contre-exemple, moins du mythe américain que du "Libéralisme Economique". Idéologie dominante, sous laquelle se dissimule en fait le « capitalisme sauvage », devenue la Bible de nos politiciens, aux ordres des "grands patrons"…
Pour compenser, on nous sert la choucroute habituelle, à volonté, sur la corruption chez les affreux Russes, la pollution chez les méchants Chinois ou autres tartarinades à l’égard des fourbes Iraniens. L’information, dans notre pays, se résume à cela : "regardez combien c’est mauvais chez les autres, mauvais par nature, et merveilleux chez nous, merveilleux par essence (3)…". Comme dans les républiques bananières, objet du mépris de ces mêmes professionnels de l’information.
Je vous recommande deux de ses livres : “Nickel and Dimed” (4) et “Bait and Switch, The (Futile) Pursuit of the American Dream” (5).
Mon préféré : « Nickel and Dimed ».
C’est une plongée dans ce que vivent 60 % environ des américains : les U.S.A. "d’en bas". Préfigurant ce qui nous attend en France, où les gouvernants s’apprêtent à démanteler les quelques acquis sociaux issus de la Révolution, du Front Populaire, et de l’après deuxième guerre mondiale. Il est vrai que, depuis ces dernières années, cette évolution est en marche. Y compris sous le règne de la "gauche", qui en a perdu toute crédibilité, et qui récolte ce qu’elle a semé…
Le titre est très imagé. La traduction française ne rend pas toute la saveur du jeu de mots : le Nickel et le Dime (6) sont l’équivalent de nos microscopiques pièces de 1 et 10 centimes d’euros. Le « d » a été rajouté à Dime, changeant ainsi le nom en verbe, au participe passé. En fait, "on est payé", mais payé pourrait-on traduire : "deux sous"… Dans les U.S.A. "d’en bas".
L’originalité et la valeur de sa recherche sont fondées sur son implication personnelle. Elle ne s’est pas contentée de témoignages, de statistiques ou de rencontres. Elle a dissimulé son identité, et son métier, pour se faire recruter et travailler incognito : "undercover", disent les américains. Comme un agent secret. En James Bond de la précarité et de l’humiliation.
Travaillant dans plusieurs Etats, exerçant plusieurs métiers, pour vivre comme ses collègues "d’en bas". Ainsi : à Key West (Floride) travaillant dans deux restaurants comme serveuse, Portland (Maine) comme femme de ménage, Minneapolis (Minnesota) comme vendeuse chez Wal-Mart, la chaîne de grands magasins. Essayant avec les salaires qu’elle gagnait de se loger, de se soigner, de vivre une vie décente. Mais, un bas salaire ne suffit pas pour une personne seule. On n'y arrive pas. D’où le sous-titre de l’ouvrage : On (Not) Getting By in America.
Au-delà, des considérations économiques, elle met en lumière les conditions psychologiques de détresse de toute une population exclue du rêve américain. S’enfonçant dans le surendettement, la précarité (les licenciements sans préavis sont monnaie courante) et la pauvreté. Paradoxe d’une société très riche qui voit la richesse des possédants ne cesser de progresser et la pauvreté des plus modestes s’élargir. Sujet grave, mais très bien documenté et rendu dans son humanité et sa tragédie.
Ce que nous connaissons en France et qui va s’accentuer, suivant le modèle triomphant du Libéralisme Economique dans son expression la plus sauvage : l’enrichissement des uns dans l’exploitation des autres.
Inévitablement, il y aura rupture du modèle économique actuel lorsque le poids de la souffrance et, surtout, son coût pour la collectivité seront devenus insupportables. Provoquant les révoltes et révolutions contre lesquelles veulent se prémunir les possédants. En qualifiant de "terroristes", toutes remises en cause de cet "ordre" social. Comme d’habitude…
Barbara Ehrenreich : une femme de courage et d’honnêteté, qu’on souhaiterait avoir, en France, pour nous aider à dénoncer l’arnaque économique et sociale de la caste au pouvoir…
(1) Lire le roman (poche-Folio) publié en 1932, de John Dos Passos, L’An Premier du Siècle, qui donne une aperçu terrifiant des luttes sociales aux USA, après la première guerre mondiale, et du sort réservé aux ouvriers et militants syndicalistes, traités de « rouges », de « marxistes » ou de « terroristes » par les milices armées des organisations patronales : passages à tabac, assassinat, lynchage, pendaison, émasculation, etc. Les principes du Libéralisme Economique appliqués par le patronat d’alors…
(2) Son blog est une remarquable source d'informations, d’analyses, de témoignages sur la situation sociale actuelle aux USA : précarité, pathologies (harcèlement, stress, etc.), système de santé, protection de l’enfance, etc. : http://ehrenreich.blogs.com/
(3) Un article du journal Le Monde décrit la : Crise de confiance à la rédaction de France 2. Devant la chute d’audience de leur JT, devinez quel est le modèle que souhaitent imiter ces brillants journalistes du service public : Le journal de TF1 !... Admiratifs, en particulier, de leur « couverture » du Darfour et de la Tchétchénie. A désespérer du métier de journaliste…
(4) Publié en 2001. Traduit sous le titre : « L’Amérique pauvre : Comment ne pas survivre en travaillant ».
(5) Publié en 2005. Traduit sous le titre : « On achève bien les cadres : L’envers du rêve américain ».
(6) Le Nickel représente 5 cents et le Dime (prononcer : daïme), le 1/10° du dollar.