Santa Cruz. Il y a tellement de villes qui portent ce nom, de par le monde, je précise donc : Santa Cruz (de la Sierra) en Bolivie. Six heures de décalage avec Paris.
Nous sommes toujours en "hiver", mais tropical : averses, éclaircies et douceur (28° l’après-midi).
Je prends mon petit-déjeuner dans le patio d’un hôtel–centre de conférences : Los Tajibos. A la table d’à côté, des hommes d’affaires espagnols, dans la
gaieté, préparent leur week-end et négocient avec le représentant d’une agence locale, pour la location de deux 4x4 avec guide. Leur objectif : un "pèlerinage" à La Higuera, dans
les environs. C’est là, il y a quarante ans, où a été fait prisonnier et assassiné Che Guevara (1). Un peu comme s’ils allaient visiter Graceland, la
résidence de Memphis, où Elvis Presley est décédé d’une implosion due à des ingestions répétées de crèmes glacées et autres sundaes. Des circuits sont, à présent, organisés. La Ruta del Che : sur deux ou trois jours, à votre convenance…
Santa Cruz, au centre du pays, est la meilleure entrée en Bolivie, dit-on. C’est vrai, en un sens. A 400 mètres d’altitude, elle permet une transition
avant d’aborder les autres grandes villes du pays, et monter en altitude : Sucre (2.800 m), La Paz (3.650 m), Potosi (4.000 m)… C’est la vitrine actuelle du pays.
Du fait de l’exploitation du pétrole et du gaz dans la région, du développement de son agro-industrie, la ville connaît une explosion démographique (2) et une
relative prospérité par rapport au reste du territoire.
Mais, vitrine trompeuse. La misère, le dénuement, le désespoir et la révolte sont là, dès qu’on quitte le mirage pétrolier et les arcanes du Big
Business.
J’éprouve beaucoup d’affection pour ce pays. Pays de tous les contrastes, de toutes les démesures. Deux fois la France en superficie (3), des paysages époustouflants : montagnes ou volcans avec des pics vertigineux, qui font de notre Mont Blanc une sympathique colline (4). D’où partent des affluents de l’Amazone. Plateaux aux perspectives sans fin, jungle amazonienne, fleuves et rivières, déserts salés (5) et lacs immenses (6).
Bolivie, bénie des Dieux, par les richesses naturelles.
Des richesses minières à n’en plus finir. Un "scandale géologique", comme on le disait de l’ex-Zaïre. Parmi les plus grandes mines du monde : argent, or,
étain, réserves, de fer et de magnésium, pétrole et gaz. La plus grande réserve de gaz naturel d’Amérique du sud, après celle du Venezuela. Un pays qui devrait avoir le niveau de vie de la
Norvège. Un des plus pauvres du monde.
Bolivie, Pays de toutes les souffrances, de tous les calvaires.
Il me rappelle certains pays du Moyen Orient, d’Afrique, par son destin après l’indépendance : du statut de colonie, à la fausse indépendance. Riches, pillés,
rongés jusqu’à l’os, par la prédation occidentale. Qui, la main sur le cœur, prétend ensuite vouloir les "aider"…
Bolivie. La province la plus riche de l’Empire espagnol qui en a tiré, du temps de sa splendeur, l’essentiel de son opulence. Dans l’exploitation des mines
d’argent, notamment, pendant plus de trois siècles. La population amérindienne, traitée en esclave. Le Christianisme, représenté par une hiérarchie ecclésiastique paranoïaque et corrompue, y a
accompli ses plus grands crimes contre l’humanité.
Au nom de Jésus, qui n’a cessé de recommander : « Aime ton prochain, comme toi-même… ». Dans une infernale interaction avec la soldatesque,
d’authentiques criminels en uniforme dont le sadisme n’avait d’égal que la rapacité sans borne, dans la plus implacable des cruautés, à l’échelle d’un continent. Les amérindiens ont été convertis
de force, et envoyés en esclavage dans les mines. Considérés, malgré leur conversion, comme une sous-humanité, moins bien traitée que des bêtes de somme.
Il a fallu attendre le séisme de l’invasion de l’Espagne et du Portugal, par les armées de Napoléon, pour que l’indépendance, à l’égard de la métropole, commence son mouvement. Mais, le grand rêve du "Libérateur",
Simon Bolivar, qui était de constituer une fédération à l’exemple de celle des USA, n’a pas vu le jour.
Le pays tomba, comme d’autres en Amérique Centrale ou du Sud, entre les mains d’une oligarchie descendante des colons espagnols, dont la cupidité et le racisme
aveugles rappelaient celui de leurs ancêtres, les "conquistadores", excluant les autochtones du partage des richesses. Corruption, incompétence. Dans une série de guerres avec ses voisins, la
Bolivie a perdu plus de la moitié de son territoire, y compris son accès à la mer, en 1879 (7), dans la guerre dite du Pacifique ou
d’Atacama.
Dans une situation de quasi anarchie permanente, elle n’a cessé d’aller d’un coup d’Etat militaire à l’autre. Coups d’Etat alimentés par les groupes miniers et
financiers occidentaux, soucieux de spolier les richesses minières du pays à leur aise.
Le peuple amérindien n’a connu, depuis la conquête espagnole, que des conditions de vie atroces. Du servage à l’état pur. Pas d’éducation (8), d’accès aux soins, de minimum vital. La misère institutionnalisée. Tout au plus lui laissait-on cultiver la coca. L’essentiel des richesses vendues, "bradées"
devrait-on dire, à l’étranger se trouvant sur des comptes dans des paradis fiscaux ou des investissements immobiliers dans les grandes capitales européennes. La démocratie ? Dictatures militaires, chasses aux opposants, tortures, exécutions, disparitions, élections
truquées.
Le nouveau Président de la Bolivie, Evo Morales, élu en décembre 2005 (9), tente des réformes notamment constitutionnelles pour
permettre une "véritable" démocratie par un meilleur contrôle des citoyens sur la conduite des affaires du pays et sur l’exploitation de ses richesses. Une Assemblée Constituante a été formée.
Elle devait rédiger un nouveau projet de Constitution allant dans ce sens, pour le mois d’août prochain (10).
Cette échéance sera, probablement, reportée. Les manœuvres de déstabilisation du nouveau Président, de son équipe et de son programme de réformes, sont incessantes.
Les groupes pétroliers et miniers, soutenus par une minorité richissime et ses seconds couteaux, feront tout pour s’y opposer. Des manœuvres et mises en scène, à l’exemple de ce qu’on a pu voir,
de Kiev à Saint-Pétersbourg ou Caracas, sont rodées. Beaucoup de dollars arrivent. Du "cash", par caisses… La réaction est prête.
Santa Cruz, avec ses milieux d’affaires, en est le quartier général. Evo Moralès le sait. Les amérindiens aussi.
Dans les mémoires, le sort tragique du Che…
(1) Blessé et fait prisonnier le 8 octobre 1967, il est exécuté, avec son compagnon Sarabia, le lendemain dans une école du village La Higuera, par
les services spéciaux du Président Barrientos. En fait, la CIA le voulait vivant et avait envoyé des moyens aériens pour l’emmener à Panama. Trop tard. Peut-être, est-ce mieux ainsi. Ils
l’auraient torturé pendant des mois, pour le faire parler et se venger, jusqu’à le rendre fou…
(2) Actuellement : 2 millions d’habitants environ.
(3) 1,1 million/Km2. Population : 10 millions d’habitants, environ. Les 2/3 sont amérindiens : Quechua (30%), Aymara (25%), Chiquitano, Guarani. Les métis (mestizos)
représentent environ 30%, avec les « blancs » pour le reste.
(4) Pic du Nevado Sajama, 6.542 mètres. Le Mont Blanc, plus haut sommet d’Europe, a une altitude de 4.808 mètres.
(5) Le lac salé de Salaar Uyuni, avec ses flamants roses.
(6) Le Lac Titicaca, frontalier avec le Pérou, est à 3.800 mètres. Les deux pays s’en partagent la moitié environ. C’est le lac navigable le plus haut du monde : 8.500
km2.
(7) Lire l’excellent ouvrage de Claude Michel Cluny, Atacama – Essai sur la Guerre du Pacifique – 1879 / 1883, sur cette guerre fratricide qui a opposé La Bolivie et le Pérou
contre le Chili. Le Chili était alors soutenu par les groupes miniers, britanniques en particulier, qui voulaient s’emparer du nitrate du désert d’Atacama.
(8) Plus de 85 % d’analphabètes, d’après les recensements officiels. Les oligarchies savent que le plus puissant moyen de se maintenir au pouvoir est l’absence d’éducation.
(9) Entré en fonction en janvier 2006, il a été élu avec près de 60% des voix.
(10) Lire l’article de Stéphanie Rousseau (Université Laval – Canada), La Bolivie en transformation : Pluri-nation, décolonisation et autonomie, La Chronique des Amériques,
Observatoire des Amériques, Juin 2007, n° 14.
Photos, dans l'ordre : vue sur les nouveaux immeubles Business de Santa Cruz, lac salé de Saalar Uyuni et Lac Titicaca.