Accablé… Non, pas de chaleur. Il fait presque froid à Lima, en cet hiver de juillet 2007. Brumes le matin, 18-20° maximum l’après-midi.
Accablé de tristesse.
Le Pérou sombre à nouveau dans la dictature. On pensait que ce pays magnifique (1), berceau de civilisations exceptionnelles,
grand comme deux fois la France, était enfin sorti de ce cercle infernal, avec ses coups d’Etat et ses guerres civiles à répétition. Mais, c’est reparti…
Délivré de la féroce et implacable colonisation espagnole, il n’en finit pas de souffrir depuis son indépendance (2).
Comme d’autres peuples d’Amérique latine, les péruviens ont vu leur destin confisqué par une minorité issue des anciens colons, au service des intérêts étrangers, et puissamment soutenue par
eux. Tous leurs efforts pour changer cette situation ont échoué.
Lima, concentre le tiers de la population du pays. Presque 10 millions d’habitants, dont le tiers vit dans des bidonvilles. "Tiers maléfique", rongeant toutes les
grandes villes avec, en moyenne, un tiers de leurs habitants vivant dans cet état : Arequipa, Trujillo, notamment (3). Dans les campagnes,
c’est "l’économie de la survie". Avec son manteau de plaies : analphabétisme, éducation sans moyen, absence de santé publique, de pension vieillesse, d’infrastructures existantes ou
entretenues : routes, ponts, écoles, dispensaires, eau, électricité. Détresse…
La révolte gronde. Dans tout le pays. Près d’une centaine de conflits sociaux, des grèves, des barrages sur les routes. Souvent de simples rochers, disposés par les paysans, surtout dans la
partie sud du pays. Enseignants, étudiants, transporteurs, mineurs, paysans, tous les oubliés et les méprisés de l’oligarchie au pouvoir, et de sa domesticité, s’enrichissant dans l’exclusion de la majorité de la population qui vit dans la
quasi misère.
Le Président, Alan Garcia (4), élu il y a un an sur un discours de "gauche"
(5) ne fait qu’appliquer les instructions "néolibérales" du FMI, dans toute leur violence, leur injustice et leur
corruption. Tout le patrimoine du pays cédé, via des "privatisations - mascarades", à des intérêts étrangers. Jusqu’aux supermarchés, dont les autorisations d’exploitation sont accordées
"généreusement" à des groupes sous habillage "chilien"… Traité de Libre Echange
avec les USA, tuant tous les efforts d’industrialisation, au profit des privilégiés du régime monopolisant les licences d’importation… Comme
d’habitude.
Alan Garcia, avec tout ce qu’il représente, est détesté…
Alors, la caste a peur. Ne conçoit que l’usage de la force, pour "mater" les revendications sociales. Elle lâche ses dogues : médias (6), milices privées et publiques, armées et forces de police. Fanatisés. La police n’a pas hésité à tirer sur des manifestants qui
protestaient pacifiquement, lors de la grève générale des 11 et 12 juillet derniers. Plusieurs morts, dont quatre à Lima, et dans d’autres villes de provinces. Leaders syndicaux, militants,
protestataires, arrêtés, tabassés, par centaines. Toutes ces pratiques que les peuples d’Amérique latine endurent depuis deux siècles…
L’état d’urgence vient d’être décrété, avec les pleins pouvoirs aux "forces de l’ordre". Le 28 juillet dernier, jour de la fête nationale, 11 décrets ont été
publiés leur donnant "carte blanche" (7) pour tuer sans restriction, ni poursuite éventuelle. L’oligarchie au pouvoir se sait protégée. Sa gestion du pays : gouverner par
la force, l’analphabétisme et la misère. Son assurance vie : la doctrine
Monroe(8). Elle se sait assurée du soutien de Washington, qui lui donnera tous les moyens pour éviter que le Pérou
ne s’associe aux efforts d’autonomie de la Bolivie et du Venezuela, ouvrant la voie à une authentique indépendance du continent. Mais, le peuple amérindien dont l’identité quechua et aymara,
comme en Bolivie, est en pleine renaissance, n’entend pas subir. A terme, le régime de terreur n’aura plus de prise.
Car, le Pérou est immensément riche. Riche de ses ressources naturelles. Exploitées durant des siècles pour le plus grand profit des colons espagnols avant
l’indépendance et, depuis, pour celui des multinationales étrangères servies par une caste corrompue. Ressources agricoles, un des premiers producteurs mondiaux de produits
agro-alimentaires : farine de poisson, paprika, asperges, café, bois tropicaux et laine alpaga. Ressources minières, au niveau mondial : second producteur d’argent, quatrième producteur
de cuivre, de zinc, de plomb, cinquième producteur d’or. Gisements de fer, d’étain, de manganèse et bien sûr, de pétrole et de gaz, parmi les plus importants du continent. Uranium, mais :
chut !
Autre richesse considérable, le tourisme d’un pays aux centaines de sites archéologiques, vestiges historiques, paysages grandioses, rencontres avec une faune et
une flore d’une biodiversité extraordinaire. Mal exploitée, mais monopolisée, elle aussi, par quelques groupes liés au pouvoir. Les habitants n’en recueillant que les miettes.
Difficile de se laisser aller aux contemplations touristiques devant cette tragédie, symbole de ce dont souffre l’Amérique latine dans son ensemble.
Avant de quitter le Pérou, suivons les pas du Che dans le bassin amazonien. Jeune diplômé de médecine, visitant le continent, il y avait soigné des lépreux (9). A trois heures d’avion de Lima, à Iquitos (10), vers le nord-est
du pays à la frontière de la Colombie et du Brésil.
Iquitos : un port intérieur sur le bassin amazonien, où se mêlent les flots de deux de ses puissants affluents, Nanay et Itaya. Un
vapeur américain (11) avait remonté le cours de l’Amazone jusqu'à Iquitos depuis l’embouchure sur l’Atlantique : 3.200
km ! Cette région immense a fait l’objet de deux guerres avec l’Equateur. En 1942, la dernière en 1995. "Normal" : les richesses potentielles y seraient
considérables...
Cette ville a connu son heure de gloire, lors de la découverte du caoutchouc. Comme Manaus, au Brésil. De 1880 à 1912, la "folie du caoutchouc". Des fortunes colossales se sont bâties sur
l’exploitation d’une ressource forestière dont les amérindiens n’ont jamais vu le moindre dollar. Mais, les anglais et les français ont volé et adapté des plants d’hévéa dans leurs colonies, en
Malaisie pour les premiers et en Indochine pour les seconds. Le bassin amazonien, à partir de 1912, y perdit sa principale richesse. Qui n’allait, de toutes façons, que dans les poches d’un gang
international, sans laisser le moindre droit de douane ou taxe au pays… Comme le pétrole ou le gaz, actuellement, dans certains Etats...
A présent, un tourisme de découverte de l’Amazonie se développe avec ses hôtels, ses guides et ses excursions sur thèmes écologiques. Etrange paradoxe de voir ces touristes, équipés de puissantes
jumelles, appareils photographiques et microphones perfectionnés, partir dans la jungle observer des journées entières des oiseaux… Ignorant le sort des habitants qui les
entourent…
Dernière vision du
Pérou : un bond, de la jungle au bord de l’Océan Pacifique. Dans une région semi – désertique du nord-ouest : Trujillo. Troisième ville du pays. Ses plages attirent touristes et
surfers. On y est ébloui par de splendides maisons colorées, dont la géométrie et le contraste des couleurs vives rappellent les tableaux de Nicolas de Staël, du moins dans sa période
sicilienne. Avec des traces de l’art arabe du moucharabieh. Ces splendides grillages en bois, adoptés par les espagnols pour équiper leurs fenêtres dans certaines régions. Capitale de la
danse populaire péruvienne : la marinera.
Mais, le plus
intéressant sont les ruines de Chán Chán en pisé. Aux abords de Trujillo, sur une vingtaine de km2, la plus grande cité de pisé en ruine du continent. Vestiges d’anciennes et brillantes
civilisations Moche, puis Chimú. Probablement, une capitale d'empires disparus...
Spécialistes de
l’irrigation dans cette zone désertique. Ils ont été vaincus par les Incas, au XV° siècle, après une guerre d’une dizaine d’années. Pour les vaincre, ils étaient arrivés à détourner leur
approvisionnement en eau. Vestiges, de nos jours affaissés et à moitié détruits par l’érosion. Impressionnant.
Finalement, les empires, aussi puissants et orgueilleux soient-ils, ne sont que des traces de pas au bord d’un océan.

Le temps les efface…
(1) Pérou : 1, 287 million km². Population d’une trentaine de millions environ, avec pour capitale :
Lima.
(2) Indépendance obtenue le 28 juillet 1821.
(3) Arequipa, 2° ville du pays avec 1 million d’habitants. Trujillo, 3° ville, avec près de 800.000 habitants.
(4) Alan Gabriel Ludwig Garcỉa Pérez, né à Lima le 23 mai 1949, a été élu le 28 juillet 2006. Il avait été déjà élu à la présidence du Pérou de 1985 à 1990. Présidence déjà marquée par la
violence et la corruption, contre lesquelles il avait juré, pendant sa dernière campagne électorale, de lutter de toutes ses forces…
(5) Stéphanie Rousseau, Université Laval - Canada, La gauche, le populisme et le Pérou d’Alan Garcia, La chronique des Amériques - n° 25 - Observatoire des Amériques - Juillet
2006.
(6) Les médias péruviens, détenus par l’oligarchie, se déchaînent, sur fond de rhétorique vieille comme le monde. Les manifestants et grévistes ne peuvent être que "marxistes, guévaristes,
chavistes, etc."…
(7) «… serán eximidos de responsabilidad penal los integrantes de las Fuerzas Armadas y de la Policía Nacional "que en cumplimiento de su deber y en el uso de sus armas en forma
reglamentaria, cause lesiones o muerte" ». Traduction : « … seront exemptés de toute responsabilité pénale les membres des Forces Armées et de la Police Nationale qui, "dans
l’accomplissement de leur devoir et du fait de l’emploi de leurs armes, dans les formes réglementaires, pourraient entraîner des blessures ou la mort". » http://www.agenciapulsar.org/nota.php?id=10699
(8) Doctrine remontant à 1823, énoncée par le président Monroe, amendée successivement par plusieurs autres présidents consistant à considérer l’Amérique latine comme "l’arrière-cour" des
USA. En particulier, par le président Taft (1909-1913), qui déclara : « Le jour n’est pas loin où trois bannières étoilées marqueront notre
territoire depuis trois points équidistants : l’un au pôle Nord, l’autre au canal de Panama et le troisième au pôle Sud. Tout l’hémisphère nous appartiendra alors de fait, comme il nous
appartient moralement aujourd’hui, du fait de la supériorité de notre race… ».
(9) Voir le beau film sur ce voyage du Che, sorti en France en septembre 2004, intitulé The Motorcycles Diaries ou Carnets de Voyage, suivant les versions. Avec l’acteur
Gael Garcia Bernal, magnifique dans le rôle du jeune médecin qu’était le Che, avant de participer plus tard à la révolution cubaine.
(10) Iquitos : 500.000 habitants, avec ses "banlieues lacustres".
(11) En 1899, Vapeur "Wilmington", avec le Commandant Todd.
Photos : 1 : fillette portant son frère – 2 & 3 : Iquitos aux portes de la jungle – 3 : maison au centre de Trujillo – 4
& 5 : vestiges en pisé de Chán Chán – 6 : plage de Huanchaco à 15 km au nord de Trujillo.