"Tu viens juste d'avoir quatre-vingt-deux ans...
Tu es toujours belle, gracieuse et désirable.
Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais.
Récemment je suis retombé amoureux de toi
une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide débordant que ne comble que ton corps serré contre le mien".
C’est un des plus beaux textes contemporains, chantant l’Amour, que je connaisse.
Ça change des fast foods "sentimentaux" : Sex & the City et autres Desperate Housewives… N’est-ce pas ?... En
Amour aussi, il faut ramer, de temps en temps, à contre-courant de la dictature du système marchand imposant consommations, compulsions, frénésies et illusions.
La plus grande liberté est le don de soi…
André Gorz, auteur de ce texte (1), partageait cette liberté avec sa femme, Dorine. Leur Amour fut sans faille, dans une illumination réciproque.
Ils viennent de se suicider. Choisissant de partir ensemble, côte à côte (2). Il avait 84 ans. Elle, un an de moins. Elle était atteinte d’une
maladie dégénérative, doublée d’un cancer. La dégradation de son état s’accélérait. Il ne le supportait plus. "Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre…", écrivait-il
dans le même texte.
Ce chant d’Amour que fut leur vie, n’était pas égoïstement cloîtré dans une tour d’ivoire. André Gorz, avec le soutien permanent de sa femme,
fut un militant de la Solidarité. Il ne cessait de le dire, son œuvre était celle d’un couple.
C’est un de nos grands philosophes actuels. Bien sûr, il fait partie de ces "grands" que les médias occultent. Plus connu à l’étranger que dans son propre pays, notamment en Allemagne. Il fut un
ami de Marcuse et des philosophes dits de "L’Ecole de Francfort".
Normal qu’il ne soit pas "célébré", il était un critique implacable du capitalisme, de sa folie accumulatrice, prédatrice, destructrice. De sa
négation de l’être humain. De l’individualisme érigé en fanatisme.
Tout aussi critique à l’égard des dérives communistes, lui qui était marxiste au départ de sa réflexion philosophique. Son Adieux au
prolétariat est dévastateur. Connu pour ses recherches sur le "revenu social". Considérant, dans un paradoxe intellectuellement stimulant, que le citoyen-consommateur doit être rémunéré pour
consommer et faire tourner une machine qui enrichit les riches…
Il faut visiter son œuvre et ses ouvrages marquants : Critique de la division du travail, Ecologie et politique, Ecologie et liberté,
Misères du présent – Richesse du possible. Et d’autres, encore.
Il était, aussi, un des derniers authentiques "grands" journalistes spécialistes des questions sociales et économiques. Il collabora à
L’Express de la grande époque Jean-Jacques Servan Schreiber, fonda avec Jean Daniel et d'autres, Le Nouvel Observateur. Proche, un moment de Jean-Paul Sartre, il fut un des
éminents animateurs de la "prestigieuse", en cette période, revue Les Temps Modernes. Esprit indépendant, il se brouillera avec les uns et les autres, dès qu’il percevra le conformisme
intellectuel ou affairiste pointer son nez…
Sa lucidité se doublait d’une grande sensibilité. D’origine autrichienne, de père juif et de mère catholique. Son épouse était d’origine
britannique. Il avait tout pour faire avaler son parapluie à un "souchien"...
Marqué par les désastres de la paranoïa raciste de la période nazie, que l’on voit ressurgir sous d’autres formes, avec d’autres slogans, et d’autres
boucs émissaires,
de nos jours. Chercheur infatigable, d’une rigoureuse honnêteté intellectuelle. Du doute à la remise en cause, il n’hésitait pas.
Je dis "sa", je dis "son". Alors que je devrais dire : « leur »…
Je voulais mettre une photo du couple. Dorine et André, ensemble. Finalement, je préfère leur dédier ce tableau d'Ilya Repine : Les
Haleurs de la Volga (3). Rappelant ce pourquoi, ils ont vécu : la
dignité humaine, la solidarité …
L’Amour…
(1) Texte extrait de Lettre à D. Histoire d’un Amour. Editions Galilée (2006).
(2) Le 24 septembre 2007.
(3) Ilya Repine, peintre russe, 1844-1930. Ce tableau, Les Haleurs de la Volga, date des années 1870-1873.