Naomi Klein : "The Shock Doctrine"…
La publication française de livres (1), remettant en cause ce qu’on nous présente comme l’aboutissement de la pensée et de l’organisation humaines : le Libéralisme Economique, est quasiment désertique, quand on la compare aux vagues produites dans le monde anglo-saxon. Malgré la censure, ou l’hostilité, des médias dominants.
Ainsi, tout récemment, l’ouvrage de Naomi Klein, qui s’annonce comme un best seller : The Shock Doctrine - The Rise of Disaster Capitalism. Il est sorti en librairie, en septembre (2), la version française étant prévue pour le printemps prochain.
Journaliste canadienne, intellectuelle engagée dans les débats de notre temps, Naomi Klein, est déjà connue, en France, par le succès de son livre No Logo (3). Elle y mettait en cause l’abus des marques contrôlant les marchés et la distribution. Résultat d’une stratégie des multinationales, multipliant les délocalisations, les fusions d’entreprises, pour se focaliser sur le marketing et, donc, les marques. Ces délocalisations conduisant à des licenciements massifs dans les pays occidentaux d’origine et, parallèlement, à l’exploitation des sous-traitants et de leurs personnels dans les pays émergents.
Par le jeu des concentrations, ces groupes, plus financiers qu’industriels, enferment les consommateurs dans un choix de marques qui sont toutes conçues et gérées par le même oligopole. Le point fondamental de No Logo portait sur le mythe de la libre concurrence. Mythe, ou imposture devrait-on dire, puisqu’il s’agit d’un vaste réseau d’ententes, de partages de monopoles, organisés par le Big Business. La libre concurrence étant réduite au niveau de la sous-traitance, du petit commerce "survivant", et du salariat…
Refusant de se considérer comme une spécialiste en économie (4), Naomi Klein n’en est pas moins une des meilleures. Les trucs et astuces du Big Business, son bla-bla-bla, elle les connaît comme le fond de sa poche. Ses attaques portent sur le point faible de l’idéologie du Libéralisme Economique : l’écart entre le discours idéalisé et l’injustice de sa réalité. Cette idéologie, elle la combat avec de solides références et de minutieuses recherches. Ses positions, ses remises en cause antilibérales provoquent, en conséquence, la fureur. C’est, actuellement, la militante antilibérale la plus compétente, sur le plan économique.
Signe qu’elle dérange : elle est régulièrement agressée par les organes de propagande les plus puissants de cette idéologie. Le meilleur baromètre, c’est l’hebdomadaire britannique The Economist. Représentant, le plus talentueux sur le plan mondial, de "l’Intégrisme Libéral". En général, les campagnes, thèmes et articles de cet hebdomadaire sont repris, dans notre pays, par nos "journalistes économistes", quasi à l’identique, la semaine qui suit leur publication…
La rigueur et la pertinence de son travail, de sa méthodologie, de ses recherches, de ses références et de ses critiques, étant difficiles à contester, The Economist (5) en est réduit à traiter Naomi Klein "d’adolescente en colère". Elle a 37 ans… Une telle diffamation, venant de ces milieux fanatiques, constitue le meilleur label de qualité de son travail.
Avec The Shock Doctrine – The Rise of Disaster Capitalism, elle fait encore plus fort. Du béton ! Livre de 600 pages, extrêmement bien documenté. Adossé à un travail d’équipe de haut niveau, ainsi qu’en témoigne ses "acknowledgments" ou "remerciements", en fin d’ouvrage. Avant même sa distribution publique, il a fait l’objet d’un site de discussions hébergé sur celui du quotidien britannique The Guardian. Ainsi que d’un court-métrage (6) présentant le thème central du livre.
Spectaculaire dynamitage du mythe du Libéralisme Economique, qui serait la conjonction, d’après la propagande officielle, d’une "volonté collective" partagée et d’une "évolution naturelle", fondées sur la libre expression démocratique !...
Alors qu’en réalité, ce n’est que la résurgence, méthodique, implacable, hyper violente, depuis une cinquantaine d’années, d’un des plus anciens régimes de l’histoire humaine : la ploutocratie. Le gouvernement, la dictature le plus souvent, des riches pour les riches. Même en Occident, dont les simulacres d’élections limitent le choix du citoyen aux représentants cooptés par les riches. Riches, dont la richesse ne cesse de croître. De façon exponentielle (7).
Erreur : la nouveauté c’est l’approche analytique. La dénonciation d’une idéologie remise à niveau, actualisée, renforcée, depuis les années 50, du fait des nouvelles connaissances acquises dans d’autres disciplines, notamment la psychiatrie, la psychologie, ou la sociologie.
Avec une efficacité démultipliée par le développement des industries de "haute technologie" appliquées à la répression et la coercition : écoutes téléphoniques, fichages informatisés dans des bases de données occultes, armements sophistiqués des forces dites de "sécurité intérieure", en particulier. Avec leurs budgets colossaux qui ne connaissent, évidemment, jamais les "trous" de la sécu ou des régimes de retraite…
Milton Friedman et les théoriciens de l’Ecole de Chicago, méticuleusement stigmatisés par Naomi Klein, sont les principaux artisans de la rénovation de l’idéologie « Libérale ». Préconisant, tout spécialement, le démantèlement des systèmes de protection sociale, avec le retour au capitalisme sauvage du début du XIX° siècle. Seul garant, à leurs yeux, de la valorisation du mérite individuel. Clef de la réussite et du développement économique, même si ce ne sont que les plus forts qui en profitent.
C’est la ploutocratie triomphante qui, en France, s’assume actuellement sous l’arrogance du slogan : "Droite Décomplexée"…
Seul problème : les opinions publiques. Elles n’admettraient pas ce régime imposé aussi cyniquement. Le Libéralisme Economique, sous sa forme prédatrice, ne peut s’installer et durer que par l’affaiblissement ou la régression de la résistance des citoyens face à l’injustice. Toutefois, une opinion publique "ça se travaille", vous diront "experts en communication" et "politiciens" de tous bords. Le moteur de l’application de cette idéologie est tout trouvé : le « Choc Thérapeutique ». Suivant le postulat de Milton Friedman: "Seule une crise, réelle ou supposée, peut produire un véritable changement" (8).
L’analyse de cette doctrine, fondée sur le "Choc Thérapeutique", ses implications, ses dérives, ses horreurs, est au cœur du livre de Naomi Klein. Guerres ou perspectives de guerre, attentats, cataclysmes, culte des peurs et des racismes, toutes les crises, permettant la régression du réflexe citoyen, sont une avancée dans le renforcement de la dictature ploutocratique.
Avec leurs déclinaisons du conditionnement humain, permettant l’acceptation de l’inacceptable, à partir de nouvelles techniques mises au point dans la deuxième partie du XX° siècle : électrochocs, tortures adaptées aux résistances physiques et psychologiques individuelles, propagandes modulées suivant les niveaux d’alphabétisation ou de connaissance collectives, désinformations fondées sur les pulsions ou peurs des foules, etc. La palette, entre violence directe ou aseptisée, variant suivant le niveau de l’organisation sociale et culturelle des pays concernés.
Car, Naomi Klein nous entraîne dans un tour du monde de l’imposition par la force, la violence, la contrainte, de ce capitalisme sauvage, à l’issue de crises, catastrophes, dangers réels, suscités ou supposés. Israël, Irak, Pologne, Russie d’Eltsine, Asie du tsunami… Grande-Bretagne de Thatcher, qui a démantelé les puissants syndicats des mineurs, des cheminots, dans le sillage de l’union sacrée autour de la guerre des Malouines. USA de l’ouragan Katrina, balayant les logements sociaux et autres pôles de solidarité, assurant la fortune des spéculateurs immobiliers…
Un des chapitres les plus "tristes", est celui concernant l’Afrique du sud, décrivant les lendemains de la libération de Mandela (10). Tous les compagnons de lutte, obligés de plier devant Big Business, avec, parmi les plus actifs dans cette reddition, son successeur Thabo Mbeki. Acceptant de ne pas mettre à exécution le programme économique et social promis aux militants, pendant la lutte contre l’apartheid. Celui de la redistribution des revenus et des richesses du pays. L’Afrique du sud étant aujourd’hui un des pays les plus riches du monde, où la pauvreté de la majorité de la population est immense. Avec une des polices les plus férocement organisées, dotée des mêmes méthodes et encadrement que durant l’apartheid…
L’Amérique Latine, bien sûr. Le Chili de Pinochet, évidemment… Je partage entièrement son analyse du pillage de l’Amérique Latine, réduite en esclavage pendant cinq siècles. Son calvaire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Cette succession de dictatures parmi les plus sanguinaires qu’on puisse imaginer, soutenues, armées par l’Occident.
La lutte contre le communisme servant de paravent, pendant la "Guerre Froide". Ce qui permettait aux dictateurs argentins, l’Amiral Massera par exemple (9), d’affirmer que la suppression des libertés était une nécessité imposée par : “… une guerre pour la liberté et contre la tyrannie… une guerre contre des nihilistes, contre des agents de la destruction dont le seul objectif est la destruction en elle-même, bien qu’ils dissimulent cela sous couvert de luttes sociales".
Habillage de propagande qui sera repris pour couvrir toutes les exactions en Indonésie. Avec plus de 500.000 morts et disparus. Ou, en Iran, sous la dictature du Shah protégé par les occidentaux. Des disparitions, tortures, innommables. Des dizaines de milliers de morts…
Argumentaire similaire et actuel, sous couvert de la "Lutte contre le Terrorisme"… En Occident ou ailleurs. Justifiant l’encadrement et l’étouffement de toutes revendications sociales, de toutes contestations sur les orientations de nos sociétés, non approuvées par les grands prêtres du "Libéralisme Economique". Comme, par exemple, celles portant sur la culture des OGM en plein air, violemment réprimées par les forces de l’ordre et la justice, au service des lobbies. Tant et si bien que la contestation de cette pratique dangereuse pour la santé et l’alimentation dans les pays dits "démocratiques" est, progressivement, considérée comme une forme de terrorisme : le "terrorisme vert" !…
A la fin de la lecture, on se retient de crier : « Arrêtons çà ! ». Et, c’est le seul regret que je formulerai, quant à la conclusion de The Shock Doctrine : l’absence de pistes de réflexion pour en terminer avec les ravages d’une telle idéologie.
C’est un autre débat, il est vrai. Un prochain livre, peut-être. Ancré, probablement, sur les travaux passionnants de toute une série de chercheurs qui imaginent d’autres modèles de sociétés humaines. Différentes de celles que nous avons connues jusqu’à présent. Capitalisme ou Libéralisme Economique dans sa présentation actuelle, communisme, sous leurs différentes formes n’étant que des échecs, incapables d’apporter un sens, des valeurs et la justice au quotidien.
Ce sont des penseurs, à la croisée de l’économie et de la philosophie politique qui ont clairement établi que le développement économique n’en est pas un lorsqu’il développe la pauvreté, et pas simplement la pauvreté matérielle, tel Amartya Sen. Que le développement économique n’a aucune légitimité lorsqu’il est confisqué par une oligarchie, oubliant que la justice est le fondement d’une démocratie, tel John Rawls.
Travaux et recherches continuent. Ce qui est sûr, c’est qu’il devient urgent de rétablir et d’élargir les libertés publiques, et, en interaction, de mettre l’économie, la richesse collective en fait, hors de portée des "prédateurs-spéculateurs" pour que les citoyens en gardent le contrôle. Beaucoup d’efforts et de luttes, devant nous, afin d’enrayer la course de nos sociétés vers un régime politique totalitaire. Ce "Libéralisme" fondé sur le culte de la loi du plus fort et de l’argent-roi, au service d’une caste privilégiée.
Mais, au-delà de cette critique, l’ouvrage de Naomi Klein est une contribution indispensable à la remise en cause des dérives de la gestion économique et sociale de nos sociétés. Lecture d’autant plus nécessaire, qu’on assiste à un renforcement, en France, des mesures visant au démantèlement de tous les avantages sociaux, acquis après plusieurs siècles de luttes. Conjointement à l’octroi incessant de faveurs à l’égard de l’oligarchie.
Avec le support d’une propagande écrasante de culpabilisation, dans le genre : " les français ont peur de l’innovation, de la croissance, donc du Libéralisme Economique", ces" frileux", ces "paresseux", pour ne pas employer le mot en usage dans les salons, ces "idiots" (pour rester poli)...
Propagande parallèle à une volonté de supprimer tout ce qui serait assimilable à une mesure de régulation, de contrôle ou même de précaution, relevant du fonctionnement du système économique. C’est le : "Vive la diffusion et l’octroi du monopole des OGM aux mafias de l’Agrobusiness !", ou "Gloire à la multiplication des hypermarchés et des grandes surfaces !", ou encore…
Leur credo : "No limit"…
(1) Précisons que cela est dû davantage aux réticences des maisons d’édition qui savent que ce type d’ouvrages ne fera pas l’objet de "couvertures médiatiques", et donc peu de ventes, qu’à l’absence de talents ou de volontés chez des auteurs français.
(2) Les éditeurs changent suivant les pays. L’édition que j’ai entre les mains est celle de Londres, sortie le 18 septembre dernier chez Penguin Books. On pourrait traduire le titre par : La Doctrine du Choc Thérapeutique – L’Essor du Capitalisme fondé sur l’exploitation des catastrophes.
(3) Titre original : No Logo – Taking Aim at the Brand Bullies.
(4) Elle a été invitée, entre autres universités, à donner des conférences sur la mondialisation dans la prestigieuse école où l’on enseigne l’Economie : la London School of Economics.
(6) Court-métrage d’Alfonso Cuarón et de Naomi Klein, dirigé par Jonás Cuarón. Sélectionné pour les Festivals de Venise et de Toronto.
(7) Un exemple parmi une multitude : les salaires des dirigeants d’entreprises qui étaient en moyenne 43 fois celui des salariés en 1980, atteignent le multiple de 411 fois en 2005 (p. 444- Op. Cit.). Sans parler de la rémunération des capitaux spéculatifs (Bourse et autres rouages de l’économie-casino) ou les multiples (hors impôts) sont faramineux…
(8) Milton Friedman : "Only a crisis actual or perceived produces real change".
(9) “A war for freedom and against tyranny… A war against nihilists, against agents of destruction whose only objective is destruction itself, although they disguise this with social crusades”, p.96 – Op. Cit.
(10) “Democracy Born in Chains” – p. 194, Op. Cit.