Agent secret…
C’est un travail. Parfois utile.
Souvent stupide.
De plus en plus horrible.
Dans cette sphère, le pire côtoie le meilleur. Entre ces deux pôles : la médiocrité. Comme beaucoup d’organisations officiant dans l’ombre, sans contrôle d’institutions
“véritablement” démocratiques.
Médiocrité, accentuée par la couverture du “Secret Défense”. Alors, les pires atrocités rivalisent souvent avec les délires paranoïaques les plus idiots. C’est la “loi” du milieu, dit-on,
fataliste.
Un exemple, pour comprendre ce contexte. En niveau de stupidité, les propos d’Alexandre de Marenches (qui aimait se faire
appeler "Comte"...), ancien patron des services secrets français (1), dans un livre d’entretiens intitulé “Ockrent
Marenches – Dans le Secret des Princes” (2), atteignent des sommets.
Représentatifs de cette vision binaire et paranoïaque entre Le Bien et le Mal. Du temps de la Guerre froide. Cette tare est indécrottable de la vision géopolitique des castes au pouvoir (et de
leurs “experts”…) en Occident. Elle perdure depuis le Moyen Age !...
Et, dire qu’aucun de ses successeurs ne lui arrivait à la cheville (3) … A désespérer de l’intelligence.
M’écartant
du pire, je voudrais rendre hommage au meilleur.
A un homme. Plus particulièrement, à l’un de ceux qui ont su ne pas franchir les limites de la Dignité Humaine, préservant leur conscience et les valeurs en lesquelles ils croyaient : Philip Agee. Américain né en Floride, diplômé de la prestigieuse Université
de Notre Dame (4).
La presse officielle n’en a pas parlé, évidemment. Heureusement, la presse “alternative” l’a
osé. Philip Agee, vient de mourir à l’âge de 72 ans, dans la nuit du 7 janvier à Cuba.
Il avait travaillé à la CIA du temps où Georges Bush senior, le père de l’actuel président des USA, en était le patron. Douze ans à la CIA, en tant qu’un des meilleurs “spécialistes” de
l’Amérique latine, qu’il a quittée en 1969.
Il était chargé d’infiltrer, de repérer, les “progressistes”, “communistes” et autres “activistes”. D’organiser leur “neutralisation”,
des sabotages, des campagnes d’intimidation, de harcèlement.
C’était la lutte entre le Bien et le Mal, la Guerre Froide. Il y croyait, “à la vie, à la mort”. La défense de la Civilisation et de la Liberté, contre la Tyrannie et la Barbarie.
Jusqu’au jour, où il a pris conscience que le "barbare" : c’était lui.
Découvrant, que les militants dont il communiquait les coordonnées aux polices locales étaient enlevés, torturés, et exécutés. Tous ceux qui refusaient l’injustice économique, sociale, la misère
des uns au profit des privilèges des autres, étaient impitoyablement éliminés.
“Argentine, Brésil, Chili Paraguay, Guatemala, El Salvador, toutes ces dictatures avaient des escadrons de la mort” avec le support de la CIA et du gouvernement US”, n’hésitait-il pas à
écrire (5).
Comprenant que ce n’était pas une guerre entre des pays, mais "une guerre de classes" qui se déroulait. Il s’est retrouvé, manipulé comme un
marionnette, devenant un vulgaire milicien au service des ploutocraties locales qui, pour préserver leurs privilèges, contribuaient au pillage de leurs propres nations.
Il a dit non.
Le déclic ? Le 2 octobre 1968 à Mexico, le Massacre de
Tlatelolco.
Des milliers de manifestants, étudiants et ouvriers, hommes, femmes et enfants, rassemblées dans une manifestation pacifique pour demander la justice sociale. Cinq mille personnes environ, au
minimum.
A la tombée de la nuit, des chars et des mitrailleuses approchent et tirent sur la foule. Officiellement à ce jour, on ne connaît pas le nombre des victimes, dont de nombreux enfants : des
centaines ou des milliers.
Qu’importe. L’acte barbare a eu lieu. La CIA était impliquée. Il en a été révolté.
Il avait été ébranlé, trois ans plus tôt, par le coup d’Etat organisé en République Dominicaine. Il a donc décidé de quitter son service.
Torture, assassinat, massacre de civils ou de militants, coups d’Etat antidémocratiques, n’étaient pas à ses yeux la vocation d’un service de renseignement.
Il met ses connaissances au service de la justice. Ecrivant un livre en 1975, qui fait grand bruit (6) : Inside The company : CIA Diary. Traduit dans une trentaine de langues, il y dénonce toutes les pratiques de
déstabilisation et de lutte contre les libertés.
Il y dénonce, entre autres, 250 agents locaux, rien qu’en Amérique latine. Et, cite des présidents de pays latino-américains comme étant des agents de la CIA, notamment ceux de Colombie (Alfonso
López Michelsen), du Costa Rica (José Figueres Ferrer), et du Mexique (Luis Echeverria Álvarez).
Bien sûr, s’abattent sur lui : calomnies, menaces, tentatives d’enlèvements et d’assassinats, persécutions en tous genres. Il essaye, au
début de se réfugier dans la "démocratique" Europe.
Mais, la traque ne cesse pas. Expulsé de Grande-Bretagne, d’Hollande, de France, d’Allemagne, d’Italie. Se réfugiant à l’Île de Grenade, puis au Nicaragua. Il faudra attendre une vingtaine
d’année, avant qu’elle ne se calme.
Il écrit d’autres livres, sans se décourager (7) :
“Il y a eu un prix à payer. Cela a perturbé les études de mes enfants (Phil et Chris, alors adolescents) et je ne pense pas que ce fut une période heureuse pour eux. Cela
m’a ruiné…
Mais, cela m’a rendu encore plus déterminé à beaucoup d’égards, au point de renforcer mon intérêt et mes choix politiques.
Plus “ils” multipliaient leurs coups tordus, plus ils renforçaient mes convictions dans l’importance de mon action.” (8)
Finalement, il a pu s’installer en Allemagne, son épouse est allemande, et à Cuba. Partageant son temps entre ces deux pays.
Cuba, ce pays ami, à qui il a demandé pardon pour le mal qu’il lui avait fait. Et, qui lui avait pardonné. Il y a été soigné, entouré d’amitiés. Il y vécut ses derniers instants.
Je salue Le Départ d’un Juste.
Chapeau bas…
(1) Alexandre de Marenches décédé en 1995, à l’âge de 74 ans, a dirigé les services secrets français pendant 11 ans. Il avait démissionné à l’arrivée de Mitterrand (1981), ne supportant pas de
servir un gouvernement comportant des ministres “communistes”…
(2) Stock - 1986
(3) Fiascos (le désastre d’Auckland…), ouvrages de mémoires et autres considérations stratégiques, encore plus imbéciles, écrits par les patrons suivants, se sont succédés sans discontinuer…
(4) University of Notre Dame, célèbre université catholique fondée en 1842, dans l’Etat de l’Indiana. Elle
avait recruté Tariq Ramadan. Les autorités d’immigration américaines lui ayant refusé le visa, il a été contraint de décliner l’invitation. A présent, il enseigne, publie, participe à des
émissions de radio ou de TV, en Grande Bretagne.
(5) “Argentina, Brazil, Chile, Uruguay, Paraguay, Guatemala, El Salvador - they were military
dictatorships with death squads, all with the backing of the CIA and the US government.”… Cité par Fred Attewill, Renegade CIA agent Agee dies, The Guardian, mercredi 9 janvier
2008.
(6) Agee, Philip, Secret agent - Inside the Company : CIA
Diary, Penguin, 640 pages, 11 janvier 1975.
(7) Autres textes : Dirty Work : The CIA in Western Europe (1978), Dirty Work : The CIA in
Africa (1979), On The Run (1987).
(8) "There was a price to pay. It disrupted the education of my children [Phil and Chris, then teenagers] and I don't
think it was a happy period for them. It also cost me all my money… But it made me a stronger person in many ways and it ensured I would never lose interest or go back in the other direction
politically. The more they did these dirty things, the more they made me realise what I was doing was important." Cité par Fred Attewill (Op.Cit.).