Dans la discrétion, elle est partie. Le 19 avril 2008. Il y a quelques jours. Germaine Tillion allait fêter ses 101 ans, le 30 mai prochain. S’éteignant, comme une bougie. Dans les bruits de fond de “l’actualité”. Peu a été dit, dans les “médias dominants”, sur cette femme extraordinaire.
Mes pensées allaient vers elle, le tympan percé des couinements des thuriféraires et laudateurs de la théocratie tibétaine, psalmodiant leurs louanges au féodal Dalaï Lama. Toute la France
laïque. Celle que j’avais vue, pourchassant la moindre porteuse de voile, lors de l’hystérie collective sur le port des signes religieux. A présent, courbée en deux de dévotion pour un hiérarque
religieux, en soutane safran…
Tous ces puritains du “droit de l’hommisme”, silencieux quant aux crimes contre l’humanité se déroulant au même instant en Palestine, en Irak ou ailleurs. Des enfants, par dizaines. Dont les funérailles, sont censurées par nos médias. Prier à leur mémoire, exige de franchir ce mur de la honte qu’est la censure médiatique française, occidentale en général, et s’informer sur des médias étrangers.
Tous ces prêcheurs de la bonne parole “démocratique”, oublieux de toutes les dictatures africaines soutenus par notre pays, dans le pillage des ressources de leurs pays, au détriment des populations. Crevant de faim sur des richesses colossales, volées à longueur de siècles, par notre pays. Encore plus aujourd’hui qu’hier…
Censure… Amnésie… Géométrie variable de la bonne conscience…
Mes pensées allaient vers elle regardant, médusé, la conférence de propagande de notre président de la République. Ce parterre de journalistes, “les meilleurs” nous–a-t-on martelé, les jours précédents, afin de nous convaincre de leur conscience professionnelle. Et, tétaniser notre esprit critique. Chut ! L’oracle va parler, obséquieusement interrogé par les “grands prêtres”…
A tour de rôle, récitant leurs questions “téléphonées”, “siphonnées”… Préalablement, concoctées par les communicants. Ces vases creux, transférant leurs vides. D’un réceptacle à l’autre. L’essentiel étant que le vide circule. Occupant l’espace et le temps. Illusion de l’action et de la gestion d’une collectivité. Pompe à vide. Pour ne pas dire autre chose. Pas un mot sur ces crimes, non plus.
Censure… Servilité… Hypocrisie permanente de la bonne conscience…
Germaine Tillion, nous laisse orphelins. Exemple de ce qu’est une exigence morale, une éthique authentiquement vécue et défendue. Rien à voir avec cette hypocrisie générale, cette malhonnêteté intellectuelle, submergeant notre pays. Véritable glue, paralysant intelligence et courage.
Couverte des plus hautes décorations, elle ne recherchait pas les honneurs. Un exemple de modestie, dans la ténacité, pour la défense de la dignité humaine. Comme Denise Masson, elle souhaitait la “fraternité” dans nos collectivités. Rêvant même de voir, dans notre devise nationale, la “fraternité“ inscrite avant la liberté et l’égalité.
Ethnologue de formation, elle avait travaillé, avant la dernière guerre mondiale, dans les montagnes algériennes des Aurès. Découvrant l’horreur de la misère coloniale. La “clochardisation” d’un peuple, ainsi qu’elle appelait ce phénomène sociologique.
En France, au moment de la signature de l’armistice avec l’Allemagne, elle participe à l’organisation d’un des premiers réseaux de résistance : le réseau du Musée de l’Homme. Arrêtée en 1942, par les allemands et, considérée comme terroriste, elle sera déportée en Allemagne, après un an de détention en France. Au camp de Ravensbrück, spécialisé dans l’internement des femmes et des enfants. Destinée à la mort. Elle en réchappera. Mais, pas sa mère, internée dans le même camp.
Elle avait été dénoncée, ainsi que les principaux membres de son réseau (1), par un prêtre qui avait gagné sa confiance, Robert Alesch (2). Pour ce prêtre, les nazis étaient les plus forts à l’époque. Ils représentaient, en conséquence, la légitimité. Et, puis, le gouvernement français, n’avait-il pas signé un accord d’armistice, une multitude de conventions de coopération dans tous les domaines ?... Pour lui, ils personnifiaient la civilisation. Les résistants n’étant que des terroristes. Les occupants allemands le payaient grassement, ce qui confortait sa bonne conscience. Les consciences s’achètent, comme des patates. De tous temps…
Mais, pas toutes. En Algérie, dès le début de la guerre d’indépendance, en 1954, Germaine Tillion ne cessera de dénoncer la torture, les exactions des forces armées françaises. Voyant horrifiée son pays commettre les mêmes crimes contre l’humanité et la dignité humaine, que l’occupant allemand, qu’elle avait combattu en France. Son pacifisme lui interdisait d’admettre la logique de la violence, dans sa folie “jusqu’au boutiste”.
Je me souviens d’un témoignage, dans un documentaire, d’une grande résistante algérienne. Je n’arrive pas à retrouver son nom. Qu’elle me pardonne. Faisant état de son incompréhension, face à Germaine Tillion lui demandant d’arrêter la lutte armée. Sortant des séances de tortures infligées par les militaires français, accablée de souffrances et d’humiliations, elle n’en était que plus déterminée. Interaction infernale. Franchi ce seuil de la déraison qu’est l’aveuglement du racisme et du colonialisme, rien ne peut arrêter la logique du sadisme et de la mort. Le règne de Thanatos.
Racisme dont elle appréhendait la résurgence dans notre pays. Gangrenant ses esprits, son opinion publique et ses institutions. Le considérant comme le fléau du siècle. Anti-arabe, islamophobe, antinoir, antichinois… Anti- “L’Autre”. Le culte de la peur… Instrument de gouvernement principal des oligarchies régnantes.
Tout aussi pervers, et vigoureusement entretenu par la nomenklatura et son appareil de propagande, ce racisme qu’est le culte de l’exclusion contre les pauvres, les démunis, les sans logis, les sans travail, les “sans papiers”. Les diabolisant au point de dresser les citoyens en situation de précarité, non pas contre la ploutocratie qui les exploite dans le cynisme le plus insolent, mais contre plus pauvres et précaires qu’eux (3).
Germaine Tillion, néanmoins, luttait pour croire en l’humanité. Une des très rares héroïnes, si ce n’est la seule, de la dernière guerre à ne pas détourner son regard des crimes, des tortures, commis en Palestine par l’occupant. Ou encore, en Irak. Les dénonçant sans cesse. En 2004, elle lance avec d'autres intellectuels français un appel contre la torture en Irak. “Il faut condamner la torture non pas à cause d’hier, par vengeance, mais à cause de demain”, disait-elle. (4)
Elle n’avait pas l’hypocrisie chevillée au corps de nos intellectuels médiatiques. Bien sûr, elle était occultée par ces mêmes médias…
Censure…
L’avez-vous remarqué ?... L’hypocrisie, le cynisme de la nomenklatura. Jusque dans les hommages rendus lors de ses obsèques. Seul son rôle pendant l’occupation allemande a été évoqué. Ses faits de résistance. A peine son rôle actif dans la défense des “sans papiers”, qui étaient avant tout, pour elle, des êtres humains. Méritant respect, dignité.
Le reste : silence absolu. Rien, sur ses dénonciations, en tant que sociologue-ethnologue, sur les terribles conditions imposées par la colonisation sur les populations algériennes. Rien, sur son action contre la torture et les crimes commis par les forces d’occupation en Algérie. Rien sur ses dénonciations répétées des crimes commis par la “Communauté Internationale” en Palestine et en Irak.
Censure…
Elle n’a pas eu le temps de voir nos parlementaires, tous unis, dans la promotion abjecte de la censure. Portant de 60 à 75 ans, la non accessibilité des chercheurs à nos archives. Dans un texte de loi adopté le 29 avril 2008 (5). Allant jusqu’à créer, suprême innovation, des archives “incommunicables” !... Dix jours après sa mort…
Bien sûr, ce que souhaitent cacher aux yeux de l’opinion, rendre inaccessible, les castes au pouvoir (car tous les partis l’ont voté avec empressement), ce sont, tout particulièrement, ces archives de la guerre d’Algérie et des décolonisations. Périodes noires, où toutes les horreurs ont été commises pour l’enrichissement fabuleux d’une poignée. Tous ces politiciens et milieux impliqués dans ces horreurs, se couvrant, pour mieux donner des leçons aux autres...
Censure…
Doucement, la France sombre dans le négationnisme colonial… Progressivement, dans l’amnésie entretenue par une “république” aussi indigne que décadente. Submergée, par le silence de l’oubli. Où seuls subsistent, signes de survie intellectuelle affaiblie, les couinements sélectifs de sa bonne conscience…
Germaine, vous allez nous manquer dans ce royaume…
Royaume déserté par le courage, la justice et la compassion…
Où les couinements sont rois…
(1) Dix ont été condamnés à mort, dont sept seront fusillés par les allemands.
(2) L’abbé Robert Alesch, prêtre catholique, ordonné en 1933, a été fusillé en 1949, à l’âge de 43 ans. Collaborateur
des services secrets allemands, il vivait confortablement de la rémunération mensuelle, équivalente à celle d’un officier supérieur, qui lui était accordée par l’occupant. Il recevait, en plus,
une prime par résistant livré. Ce qui l’incitait à encourager, ceux qui avaient sa confiance, à s’engager dans la résistance. Pour pouvoir les dénoncer ensuite, et encaisser les primes. Menant
double vie, dans un luxueux appartement d’un quartier chic parisien, avec ses deux maîtresses, il fut un des plus efficaces chasseurs de primes des forces d’occupation.
(3) Voir, à titre d’illustration de ce phénomène, le déchaînement raciste dans certains commentaires du remarquable blog de Thierry Pelletier, “La France de Toutenbas”, prenant courageusement la défense des “sans papiers” expulsés sans considération humaine. Des précaires et
exploités, s’en prenant à plus pauvres qu’eux. La déchéance absolue d’un peuple…
(4) Tillion, Germaine, A la recherche du Vrai et du Juste – A propos rompus avec le siècle, Editions du Seuil, 2001, p. 396.
(5) « Le gouvernement crée une catégorie d’archives “incommunicables” », Le Monde, 30 avril 2008.