“La colonisation de la Nouvelle-Calédonie fut l’une des pires qu’il y eut au monde.” (*)
Rosselène Dousset – Leenhardt - (Ethnologue)
Mai et Juin 1988. Vingt ans...
En Nouvelle-Calédonie, la Kanaky son nom réel.
Un archipel du bout du monde, peuplé de Mélanésiens, les Kanaks, lors de sa découverte par une expédition de l’explorateur britannique Cook, le 4 septembre 1774. Il sera annexé par la France, sous le vocable “colonie”, 79 ans plus tard : le 24 septembre 1853. Deux évènements marquaient l’histoire coloniale récente de notre pays.
Le 5 mai 1988, des troupes spéciales françaises (1) donnent l’assaut à une grotte, dans l’île d’Ouvéa (2), où s’étaient retranchés des indépendantistes Kanaks, avec leurs otages. Point culminant de troubles qui avaient mené le pays au bord d’une guerre civile entre des colons, avec leurs auxiliaires, et des résistants d’origine Kanak.
Les otages sont libérés. Mais les 19 indépendantistes sont tués, plusieurs “… après la prise de la grotte dans des circonstances déshonorantes pour l’armée française (3)”. Michel Rocard, dans une déclaration récente, parle de l’assassinat de deux indépendantistes blessés :
“… J’ai honte, aussi, quand deux militaires ont achevé à coups de crosse deux preneurs d’otage à Ouvéa.”
D’après des témoins, beaucoup plus : sommairement exécutés, ou achevés pour les blessés. Dont Alphonse Dianou, qu’on retrouvera le visage défoncé et les pansements arrachés.
Le 26 juin 1988, sont signés les accords de Matignon, mettant un terme provisoire aux déchirements que vit cette colonie. Un référendum d’autodétermination est prévu pour 2014. Accord signé grâce à l’influence modératrice du leader indépendantiste, Jean-Marie Tjibaou (4).
Méconnu en France, où la propagande coloniale ne laisse pas passer, dans ses médias, le discours et la présence d’une telle personnalité, il est considéré dans la région du Pacifique (5), comme une immense figure historique. Par son intelligence, sa sagesse, sa détermination, dans la grande lignée des Gandhi ou des Martin Luther King. De ceux qui ont su redonner la dignité à leur peuple et exiger le respect de leur identité, dans l’humanité à l’égard des autres.
Evidemment…
Un an plus tard Jean-Marie Tjibaou est assassiné, avec son adjoint à la direction du parti indépendantiste FLNKS, Yeiwéné.
Il s’y attendait.
Plusieurs de ses lieutenants avaient été tués par des snipers de la gendarmerie, Eloi Machoro (6) et Marcel Nannoro, pour ne citer que les plus connus. Deux de ses frères avaient été assassinés, en 1984, avec huit autres Kanaks, dans une embuscade tendue par des colons. Brûlés vifs, encore blessés, dans leurs voitures, criblées de balles.
Le tristement célèbre, dans la région Pacifique, massacre d’Hienghène. Tous les assassins ont été acquittés pour “légitime défense”, à la suite d’un simulacre de procès, en 1987, analogue à ceux de l’Alabama, de l’Arkansas ou d’autres Etats racistes des USA, du temps de la ségrégation raciale. Tous les membres du Jury étaient des colons, les sinistres “caldoches”, qui ne dépareraient pas dans une assemblée du Ku-Klux-Klan. Il n’y a pas de juge ou d’avocat Kanaks, en Kanaky…
En dialecte local, Hienghène : … Pleurer en marchant…
Son pressentiment s’est réalisé le 4 mai 1989. Une balle en pleine tête, tirée par un Kanak, à bout portant, lors d’une commémoration du massacre d’Ouvéa.
Comme souvent dans ce genre d’opérations, l’assassin est immédiatement abattu, sans sommation, par un policier présent. Pas d’enquête, pas de procès. Affaire classée...
Le référendum est ainsi repoussé en 2018, par les Accords de Nouméa du 4 mai 1998. Le temps, pour la puissance coloniale, de conserver son titre de troisième producteur mondial de nickel, dont elle pille l’île principale. Le temps, aussi, de s’assurer une majorité contre l’indépendance, par un basculement démographique. Schéma classique, que les USA ont pratiqué dans l’archipel d’Hawaii.
Kanaky : Morceau de paradis, tombé du Ciel, où la violence coloniale s’est imposée dans une rare sauvagerie…
Spoliation, violence et génocide culturel
En France, très peu d’informations, encore moins de recherches, de témoignages, de publications, sur ce pan de nos forfaits coloniaux en Kanaky. Il faut, souvent, recourir à des travaux d’universités australiennes ou néo-zélandaises pour avoir des documents, des analyses. Seul le folklore Kanak est, à présent, célébré par l’administration coloniale… Hors folklore : silence !
Kanaky, colonie de peuplement où la France a envoyé des bagnards, des exilés politiques suite à la répression de la Commune, puis de la main-d’œuvre "importée" d’Indonésie, du Vietnam les “chan dang”, des îles polynésiennes de Wallis, et, bien sûr, des “cadres” et autres métropolitains installés à prix d’or. L’essentiel étant de noyer les Kanaks dans un afflux de populations, étrangères à leur terre ancestrale. Pour les réduire à une “minorité”, exclue de l’avenir de son pays.
Dans la spoliation, analogue à celle des “Peaux-Rouges” d’Amérique du nord, ou des Amérindiens d’Amérique “latine”… Avec une violence telle, que même l’Eglise et ses représentants les pères maristes, pourtant fervents de la colonisation, en étaient choqués :
“… chassés de leurs terres, de leurs villages, de leurs vallées, qu’ils ne cèderaient jamais à prix d’argent, il ne faut pas en douter. Tout en cédant à l’autorité et au mouvement qui les forcent à s’exécuter…” (7).
“… Dans le centre de l'île où de larges territoires ont changé de mains, les mélanésiens sont exsangues. Déportations et cantonnements ont dépeuplé le pays, rompu les réseaux, cassé les dynamiques sociales, brisé les groupes coupés de leur environnement familier.
Ponctuant une succession de révoltes menées un peu partout dans l’île entre 1856 et 1869 et toujours réprimées ou soldées par des dépossessions de terres, l’échec de la grande insurrection généralise, parmi les Kanaks, un découragement suicidaire.” (8)
Ces atrocités s’accompagnent de l’enrichissement d’une oligarchie locale, en cheville avec les responsables de l’administration et de l’armée :
“… une bourgeoisie d’affaires, même réduite à une poignée de collectionneurs de commerces, de professions libérales, de mines et de stations d’élevage, à travers un processus de captation et d’accumulation de biens auquel la spécificité pionnière confère une rapidité extrême ”. (9)
"Rapidité extrême" ?... En clair : “fabuleuse”. C’est ainsi qu’un colon, Gratien Brun, en 1880 :
“… possède plusieurs stations (fermes d’élevage, NdA) couvrant ensemble 24.000 hectares et contenant 20.000 têtes de bétail.” (10)
Kanaks, Taillables et corvéables à merci. Avec interdiction de pratiquer leurs langues, une vingtaine dans l’archipel, sous peine d’amendes, de brimades, de sévices…
Dans le mépris raciste absolu (11).
Négation de l’identité d’un peuple et des valeurs républicaines
Des européens courageux ont essayé de dénoncer, d’entraver, pareils comportements. Ils ont tous été la cible d’attaques et de menaces des milieux colonialistes.
Parmi les plus courageux, citons le missionnaire protestant Maurice Leenhardt (12), ainsi qu’un de ses élèves, Jean Guiart. Ils n’on cessé de critiquer l’administration, les milieux colons et l’idée même du colonialisme. Unanimement respectés par le peuple Kanak et dans le Pacifique. Luttant aux côtés des Kanaks, dont l’interdiction de se déplacer librement dans leur propre pays n’a été levée qu’en 1946 …
Deux témoignages :
Le premier, antérieur au soulèvement des années 1980, de Rock Pidjot, une des grandes figures de l’indépendance Kanak :
“… C’est un pays où les autochtones, qui représentent la moitié de la population, sont les seuls à ne pas être propriétaires des terres sur lesquelles ils vivent, mais où trois gros propriétaires fonciers possèdent le tiers des terres données en concession lors de la colonisation française (90.000 hectares sur 280.000)…
La Nouvelle-Calédonie attend toujours sa décolonisation.
Tous les autres pays du Pacifique sont devenus indépendants ou autonomes : Fidji, Samoa, Tonga, Nauru, Nouvelle Guinée.
Il n’y a plus que la France qui conserve, sous de nouvelles dénominations, de véritables colonies…” (13)
Le second, de Marc Coulon :
“… Le 9 mai 1985… des commandos armés, menés par Henri Morini, chef du service d’ordre du RPCR (ancienne émanation de l’UMP local, NdA), ont attaqué un paisible meeting Kanak à Nouméa.
Cela n’a pas suffi.
Une chasse aux Kanaks s’est amplifiée démesurément, pendant des heures, dans plusieurs quartiers de la ville ; la droite déclenchait la guerre ethnique ou plutôt raciste. L’apartheid ne suffisait pas, il leur faut massacrer…
Les razzias des garde-mobiles (gendarmerie, NdA) dans les tribus (offensives à la grenade, attaques des femmes et des enfants, saccages des cases, destructions des matériels et mobiliers, passage à tabac…) ; les arrestations nombreuses et durables des militants politiques et leur séquestration dans des conditions sans rapport avec aucun discours sur les droits de l’homme, l’espionnage public et privé permanent des activités des leaders… ” (14)
La “gendarmerie”, considérée comme une armée d’occupation, une milice coloniale au service d’intérêts privés, et non pas d’un Etat démocratique. Honnie, méprisée, vomie, par le peuple Kanak…
Vingt ans après …
Certains hommes politiques français ont le courage d’avoir honte. Ils sont rares. Dans la même déclaration de Michel Rocard, qui a eu à s’occuper du “Dossier Néo-Calédonien” en tant que premier ministre, lors de la présidence Mitterrand, on peut relever cette volonté de contrition :
“… La France a fait des choses dont j’ai honte.
Quand l’armée chassait les tribus de la mer (surnom des Mélanésiens, NdA) à coups de fusil pour faire place aux colons.
Le grand-père de Jean-Marie Tjibaou a couru comme ça, en portant un enfant de quatre ans. A côté de lui, un proche est tombé d’une balle dans le dos…”
Mais, la honte ne change pas grand-chose…
Exemple, parmi d’autres : 16 janvier 2008. Une manifestation pacifique de militants syndicaux de l’USTKE (Union Syndicale des Travailleurs Kanaks et des Exploités), salariés de l’entreprise de transport en commun Carsud, en conflit avec leur direction (groupe Véolia), est réprimée, avec une violence féroce, par la gendarmerie mobile.
On dénombre 20 blessés, dont cinq grièvement. A cela, s’ajoute arrestations et emprisonnements préventifs, en attente d’un jugement par le tribunal correctionnel de Nouméa.
Le 21 avril 2008, ce tribunal a rendu son jugement : 23 de ces syndicalistes sont condamnés à des peines de prison ferme, allant de 1 mois à 1 an, associées à une privation des droits civiques pendant 3 ans pour les responsable syndicaux…
Kanaky : symbole de la terreur raciste et du fanatisme colonial…
(1) Plenel, Edwy et Rollat, Alain, Mourir à Ouvéa – Le Tournant Calédonien, La Découverte, 1988.
(2) Picard, Gilles, L’affaire d’Ouvéa, Editions du Rocher, 1988.
Exemple emblématique de l’ouvrage de désinformation et de propagande, destiné à discréditer l’aspiration à l’indépendance d’un peuple. La presse de l’époque reprenait, dans sa majorité, les mêmes clichés pour anesthésier l’opinion publique métropolitaine.
Avec, face à des “barbares”, “l’élite de l’élite de l’armée” représentant la défense de la civilisation : “… les muscles des maxillaires se sont contractés…” (p. 94).
(3) Spencer, Michael & al., Nouvelle-Calédonie – Essai sur le Nationalisme et la Dépendance, Editions L’Harmattan, 1987. p. 299.
(4) Rollat, Alain, Tjibaou le Kanak, Editions La Manufacture, 1989.
(5) Cf. Michael Spencer (Op. Cit.). Le rôle et l’influence de Jean-Marie Tjibaou, en Kanaky et dans le Pacifique, systématiquement occultés par la propagande française (il n’est même pas cité dans l’article français de Wikipedia sur la Nouvelle-Calédonie !…), sont unanimement reconnus chez les chercheurs et responsables de la région Pacifique, notamment anglo-saxons, y compris en Australie et en Nouvelle-Zélande…
(6) La stèle, commémorant ce crime d’Etat, porte comme mention : “ Eloi Machoro, combattant de la liberté, victime de l’ordre colonial d’Etat français, assassiné le 12 janvier 1985 ”.
(7) Deckker, Paul & al., ouvrage collectif, Le Peuplement du Pacifique et de la Nouvelle-Calédonie au XIX° siècle – Condamnés, colons, convicts, chan dang, Actes du Colloque Universitaire International, publiés sous la direction de Paul de Deckker, Editions l’Harmattan, 1994, p. 318.
(8) Soussol, Alain, Université de Montpellier, in Paul de Deckker, (Op. Cit.), p. 362.
(9) In Paul de Deckker, (Op. Cit.), p. 363.
(10) In Paul de Deckker, (Op. Cit.), p. 365.
(11) Guiart, Jean, La Terre est le sang des Morts – La Confrontation entre Blancs et Noirs dans le pacifique sud français, Editions Anthropos, 1983.
(12) Clifford, James, Maurice Leenhardt – Personne et Mythe en Nouvelle-Calédonie, Editions Jean-Michel Place, 1987.
(13) Rollat Alain, Tjibaou le Kanak, (Op. Cit.), p. 149.
(14) Coulon, Marc, L’Irruption Kanak – de Calédonie à Kanaky, Messidor Editions Sociales, 1985 p. 219.
NdA : Note de l’Auteur du post.
Photo de Jean-Marie Tjibaou
Drapeau de l’Indépendance Kanak
(*) In Le Dossier Calédonien, Jean-Paul Besset, Cahiers Libres, La Découverte, - 1988, p. 75.
commenter cet article …