Du conseil international en gestion stratégique et en développement d'économies émergentes... Au regard sur la régression du respect de la dignité humaine, des libertés et du partage. Une espérance solidaire avec ceux qui ne l'acceptent pas. A contre-courant...
« Je m’appelle Rayfran das Neves Sales. Je suis connu dans la région d’Anapu, dans l’Etat de Pará (1), pour être quelqu’un de sérieux. Mon travail est toujours bien fait. Mes parents m’ont appris au moins ça : la volonté de bien faire. C’est vrai : mes parents n’avaient pas de moyens mais ils m’ont bien élevé, ils m’ont appris à tenir mes engagements. Je n’ai pas poursuivi de longues études, mais je suis respecté.
Des études… Pour faire quoi ?… Les meilleurs élèves de ma classe, soit ils crèvent de faim, soit ils se prostituent : garçons ou filles. Et, ils meurent jeunes. Dans cette région, il n’y a pas de travail. C’est loin de Belém. Quand il y en a, c’est du travail de forçat, payé trois fois rien. Mon rêve : je voulais travailler dans une usine d’automobiles. J’aime les voitures et la vitesse. Dedans, on oublie tout. La radio à fond…
Mes parents sont morts jeunes. Dans la misère. Je ne voulais pas finir comme eux. Ici, il y a les paysans sans terres, descendants des indiens, plus ou moins métissés. Et, puis il y a les éleveurs, les grands propriétaires et les forestiers, qui font du “business” avec de grandes compagnies étrangères. Pour “l’exportation”, comme on dit. Ce sont les rois de la région.
Alors, je travaille pour eux. Dans cette vie, il faut être avec les plus forts. Mais, je ne voulais pas travailler toute la journée à cheval pour garder des troupeaux, dans la poussière, sous le soleil ou sous la pluie, ou dans les forêts pour couper des arbres. Sans savoir si demain mon travail serait payé ou continuerait. Et puis, je voulais un travail où je reste propre toute la journée. J’aime les vêtements propres. Comme ma mère qui lavait ma chemise tous les jours, pour qu’elle soit propre le lendemain.
Sûr, qu’elle ne serait pas contente de mon travail. Elle était tous les soirs à l’église pour prier, pour que le Ciel nous aide et nous garde sur le bon chemin. Moi, mes frères et sœurs. Mais, il faut choisir dans la vie : être fort ou être rien.
J’ai choisi d’être fort. J’aime les armes. Je me sens encore plus fort quand je les ai sur moi. Je tire vite et bien. Comme dans les westerns qu’on voit à la TV. Les yeux fermés !
Alors, je suis devenu tueur à gages. Ici on dit : pistoleiro. Je suis craint. Le meilleur. J’ai de gros clients. Ils sont éleveurs ou forestiers. Des propriétaires pleins aux as. Puisqu’il n’y a qu’eux qui peuvent payer. Les seuls à avoir de l’argent, beaucoup d’argent. Ils payent bien.
Je n’ai peur de rien. Je suis comme un chirurgien. Si je dois enlever un bras, une jambe, ou un oeil : je les enlève. Les cibles qu’on me désigne, ce sont des paysans sans terre, des indiens, des singes, et ceux qui les défendent. Mes patrons m’ont expliqué qu’ils sont la maladie du Brésil. Il faudrait tous les tuer. Ils bloquent le développement et la richesse du pays. Il faudrait faire comme les gringos ont fait, en Amérique du nord, avec les peaux rouges : les tuer ou les enfermer dans des réserves, qu’on ne les voit plus, qu’on ne les entende plus.
Des singes qui savent parler, c’est tout. Et, qui ne comprennent rien. “Mondialisation”, “globalisation”, “libre concurrence”, ce sont des mots inconnus pour eux. Bon, je le reconnais, moi aussi, je ne sais pas trop ce que ça veut dire… Mais, si les plus forts disent que c’est bon pour le pays, et les pauvres qui manifestent, mauvais… Je suis avec les plus forts.
Alors, on part en expédition pour brûler des villages ou tuer ceux qui s’opposent à mes clients ou patrons. On brûle, on viole, on chasse les fuyards. On s’amuse, en travaillant. Je n’ai pas d’état d’âme quand je les tue, je les regarde dans les yeux. Toujours en face. Ce ne sont pas des hommes ou des femmes que je tue, même pas des singes. Je tue la misère. Je tue ce que je me refuse de devenir : faible, méprisé et pauvre.
Je suis un peu artiste. Je signe mes contrats. Comme un peintre, son tableau. Jamais la tête, pour que les proches du mort le reconnaisse. Toujours 6 balles. Jamais moins. Jamais plus. C’est mon chiffre fétiche : 6. J’adore jouer aux dés. Entre mes différents contrats, missions, je joue aux dés. Ça me détend. Probablement, que ça me vient de là.
La seule erreur que j’ai commise, c’est d’avoir accepté un contrat qui ne me plaisait pas. Je ne voulais pas : tuer une blanche de 74 ans. Une religieuse. Je n’avais jamais fait ça. Ma mère m’aurait giflé. Je n’arrêtais pas d’y penser à ma mère. Mais, je ne pouvais pas refuser à un de mes principaux clients.
Alors pour une fois, j’allais tuer dans le dos. Pour ne pas voir son visage. C’est plus simple. Mais, je sentais que ce n’était pas bon, tout ça. Le patron et ses associés insistaient, des éleveurs, cette nonne blanche vivait avec les pauvres depuis près de trente ans, toujours à les défendre, à manifester pour leurs droits, à empêcher les grosses compagnies d’exploiter la forêt et de pratiquer l’élevage (2). A dire que la terre leur appartenait. La terre appartenir aux pauvres !... Elle n’avait pas compris que la terre appartient aux plus forts. Pas à ceux qui ont un bout de papier dans la main…
Comme un virus, une maladie cette nonne (3). Dorothy Stang, qu’elle s’appelait. Elle avait la double nationalité : américaine et brésilienne. On l’avait prévenue, menacée. Rien n’y faisait. Il fallait l’éliminer. Sinon, la région allait devenir incontrôlable. “L’anarchie”, disaient mes patrons… Ils m’ont expliqué que c’était le règne de la pagaille. Pas bon, pour le pays.
Mais, je ne le sentais pas, ce coup. Alors, ils ont payé gros : 50.000 réals, près de 25.000 dollars. C’est une grosse somme dans la région.
Ma réputation était en jeu. Alors, je l’ai tuée. Mais, je m’y suis pris à deux fois. La veille, je devais la tuer dans son sommeil. Elle dormait chez un fermier qu’on avait acheté et menacé. Il devait nous ouvrir la porte. Mais, la nuit, je n’ai pas arrêté de penser à ma mère. La seule fois de ma vie où j’ai hésité. Je n’ai pas pu. De jour, ce serait plus facile. Le fantôme de ma mère dormirait.
Elle était seule, sur le petit chemin. Près d’Anapu. Elle allait animer une réunion avec des villageois. On avait tous les renseignements. Clodoaldo Carlos Batista, m’accompagnait en couverture. Toujours protéger ses arrières. Au cas où… On est un “professionnel” ou pas.
Elle ne m’a pas vu, contrairement à ce que racontent certains. Caché derrière un arbre, elle est passée devant moi, et j’ai tiré dans le dos. J’ai visé sous l’épaule gauche, le cœur, 6 balles comme d’habitude. Elle n’a pas souffert. Je ne voulais pas qu’elle souffre. C’était le 12 février 2005.
Mais mon client n’avait pas prévu tout le bruit que ça a fait, avec plein de télévisions étrangères : même CNN ! Les cravatés de Brasilia et Lula ont été embêtés (4). On m’a arrêté, avec Clodoaldo. J’ai reconnu que c’était moi qui avais tiré. Ils avaient envoyé des flics de Brasilia. Des fédéraux. Avec deux mille hommes des troupes spéciales. Le grand cirque. Ceux du coin, on les connaît tous. On les fournit en filles et en alcool. Ceux-là, ils cognaient fort. C’était pas du semblant. Alors, j’ai parlé pour les calmer. Pourquoi s’énerver ?...
Tout ça parce qu’il y avait les TV étrangères. Sinon personne n’aurait bougé le petit doigt. Comme d’habitude. Mais, ils n’avaient pas prévu tout ce carnaval. De toute façon, avec ces TV, je suis une star et ma cote a augmenté. Mes clients m'ont juré de me sortir de là.
On a été inculpé le 10 décembre 2005 et j’ai été condamné par le tribunal de Belém, le 27 octobre 2007 : 27 ans de prison. Clodoaldo Carlos Batista lui a été acquitté, il n’avait pas tiré. Je lui ai sauvé la mise. Il était avec moi, malgré lui… Dans ces conditions, les juges ont estimé qu’il était innocent. Pas compliqués, les juges. Vitalmiro Batos de Moura, celui qui m’avait payé avait été condamné, en mai 2007, à 30 ans de prison. Mais, on a fait appel.
Le 7 mai 2008, on m’a rejugé et j’ai été condamné à 28 ans de prison, sans pouvoir faire appel à nouveau. Vitalmiro Bastos de Moura, lui, a été acquitté. J’ai tout pris sur moi, disant que mes premiers aveux étaient faux. Que j’avais tué la nonne pour des “motifs personnels”. Les juges n’ont pas cherché à savoir quels étaient mes “motifs personnels” pour tirer dans le dos d’une nonne. C’est ce qu’on m’avait dit de dire, pour lui éviter la prison. Il doit continuer son “business”.
Deux ou trois ans. Le temps que ça se tasse et je serai dehors. Entre-temps, je vais avoir une belle cellule avec la TV pour moi tout seul et même un téléphone. De bons repas. Tout ce que je veux. Des vidéos. Porno et western, ceux que j’aime. De temps en temps, on m’enverra une fille. Comme des vacances, on m’a dit. Tout s’achète. Sauf le temps. C’est plus difficile…
De toute façon, l'élimination des leaders des paysans sans terre continue comme avant. J’ai appris en prison qu’il y en a eu 40 de plus l’année suivante. Plus de mille meurtres sont inexpliqués, dans la région. Aucun des auteurs n’est en prison. Je suis le seul. La police, la justice ?... Des mots. Tout se vend, tout s’achète.
Bon, je me suis fait coincer, on m’a dit que c’était un exemple pour calmer “l’opinion publique internationale”. Je ne sais pas ce que ça veut dire : “opinion publique internationale”. Pour moi, ça doit être des âmes sensibles. D’habitude, elles s’occupent des animaux ou des papillons, si elles se mettent à s’occuper des indiens et des pauvres…
Tout va se calmer.
Et, je sais que je vais m’en sortir. Les forts resteront toujours forts…
Et, je suis avec les forts… »
Monologue fictif, où tous les faits sont réels…
(1) Etat de Pará : un des 26 Etats du Brésil dont la capitale est Belém. Au nord du Brésil, donnant sur le bassin amazonien. Représente deux fois et demi la France en superficie.
(2) Lire le rapport téléchargeable : Sister Dorothy Stang – Struggling for Sustainable Development in the Brazilian Amazon, ouvrage collectif sous la direction de Miguel Carter, School of International Service American University, Washington, DC, 2005, 150 p.
(3) Sisters of Notre Dame de Namur – Ohio Province : http://www.sndohio.org/dotstang.htm
(4) Dorothy Stang était très estimée et son action courageuse reconnue, au Brésil :
=> En juin 2004, elle avait été nommée “Femme de l’Année” par les autorités de l’Etat de Pará pour son travail dans la région amazonienne
=> En décembre 2004, elle avait reçu de l’association Brésilienne des avocats le prix “Humanitaire de l’Année”, en reconnaissance pour son travail en faveur des ouvriers agricoles
=> En 2005, peu de temps avant son assassinat, elle avait reçu la distinction de “Citoyenne d’Honneur de l’Etat de Pará”.
Photos :
+ Beretta 357 à six coups
+ Dorothy Stang