J’ai appris sa mort le jour de Noël.
Nous le savions très affaibli, épuisé, par sa lutte quotidienne contre cette “longue et douloureuse maladie”. Le cancer, pudiquement surnommé ainsi. Lucide et courageux, jusqu’au bout.
Il savait son départ imminent. Consacrant ses derniers mois à organiser, inventorier, répartir, archives, manuscrits, livres, correspondances, articles, conférences, photos, prix ou récompenses internationales.
Strates successives du passage du temps, d’une œuvre foisonnante. Inestimable témoignage de la création littéraire, théâtrale, cinématographique, du dernier demi-siècle. Dont la British Library recueillera l’essentiel.
Nous espérions le voir, l’entendre, le sentir à nos côtés, quelques années encore. Un des derniers intellectuels de stature internationale, dont la vie, l’oeuvre et le combat politique, sont la fusion d’un talent et d’une générosité hors du commun.
Je voulais saluer son départ.
Au moment de prendre la plume, les atrocités de Gaza m’ont sauté à la gorge. Comme si, au lendemain de son envol, tout ce contre quoi il avait lutté, tirait une salve de défoulement sadique dans un déluge de feu, de mensonges et d’horreurs.
Après la disparition, cet été, de Mahmoud Darwich, celle d’Harold Pinter est un rude coup porté à la communauté des “citoyens du monde”. Celle du refus de l’extrémisme d’une idéologie, dite “libérale”. Religion, intégrisme, du culte de l’argent, sous ses formes les plus honorées : la spéculation et la prédation. Se nourrissant de l’exclusion, du fanatisme et de la violence. Violence du Fort contre le Faible. Au seul profit d’une ploutocratie insatiable.
Ce n’est pas à un résumé de sa vie, ni de sa production artistique, que je veux me livrer.
Vous trouverez tout cela, finement analysé, dans la magistrale biographie écrite par Michael Billington. Critique de théâtre, spécialiste mondialement reconnu de Pinter. Ne sachant pas si elle a été publiée en français, ce sont les coordonnées de l’édition britannique que j’indique. (1)
Juste une poignée de pétales, jetés au vent. Affection, reconnaissance, admiration, tristesse, regret, pour un homme, ses forces, ses fêlures, et son œuvre immense…
Le Dramaturge …
Je suis entré dans la création et l’art de ce génie du théâtre, par hasard. Par le cinéma…
Un film : The Go-Between. Traduit en français par Le Messager (2). Avec Alan Bates, qui restera un de ses interprètes favoris, au cinéma et dans plusieurs de ses pièces. Julie Christie, tenant le rôle féminin principal.
Pinter en était le scénariste, avec l’adaptation d’un roman de L.P. Hartley. Superbe “recréation” à l’écran d’une œuvre littéraire, d’une densité exceptionnelle. Tous les thèmes du théâtre de Pinter, que je retrouverai plus tard, y sont évoqués.
Au cœur de l’action, un jeune adolescent propulsé dans le monde des adultes. Découvrant la stratification sociale d’une société britannique, divisée en castes. Dans l’hypocrisie. Manipulé en “messager” par deux adultes pris de passion, que les conventions sociales interdisaient.
De messager, il devint observateur, puis impliqué, malgré lui, dans ce qui le dépassait. L’innocence de l’enfance déchirée, en lambeaux, sous le choc de ce qu’il ne connaissait pas : trahison, mensonge, injustice, violence. L’impossibilité de communiquer, d’exprimer. La cruauté de la fatalité. Mais, aussi, découverte de la sensualité, de l’amour, floraison de cette pulsion vitale qui nous lie à notre destinée humaine…
On l’oublie parfois, mais Pinter restera un des meilleurs adaptateurs à l’écran de grands romans. Exercice plus que difficile, que peu d’écrivains, d’auteurs de scénarios, réussissent. Travaillant avec les plus grands metteurs en scène de cinéma. Leur collaboration donnant des chefs-d’œuvre, devenus des “classiques”.
Parmi ces metteurs en scène, le magnifique Joseph Losey que certains pensent britannique. Alors qu’il était un réfugié politique, un dissident américain, obligé de s’exiler en Grande-Bretagne, lors de la “chasse aux sorcières” organisée par les fanatiques anticommunistes de l’ère McCarthy des années 1950. On lui reprochait ses idées. Le délit d’opinion existe, aussi, dans nos “démocraties”…
Les piliers de cinémathèque connaissent The Servant, inspiré d’un roman de Robin Maugham (3). Ou encore, Accident, adaptation d’un roman de Nicholas Mosley (4). Ou encore, fruit de sa collaboration avec le metteur en scène Karel Reisz, “La Maîtresse du Lieutenant français”, splendide transposition du roman de John Fowles, The French Lieutenant’s Woman, où Meryl Streep interprète un de ses plus beaux rôles (5). Et, tant d’autres…
De là, j’ai remonté l’œuvre, comme je l’aurais fait d’une rivière, jusqu’à sa source : théâtre et poésie. Découvrant quelques uns des joyaux de son écriture, que sont les pièces écrites d’abord pour la radio, avant d’être mises en scène au théâtre ou à la télévision (6).
Du temps où la radio et la TV (7) étaient autre chose que du matraquage publicitaire, entrecoupé de discussions de café de commerce monopolisées par les Dupont Lajoie (8), ou de la “propagande gouvernementale”.
Traduites dans le monde entier, ses 29 pièces de théâtre l’ont hissé, aux yeux des amateurs de théâtre contemporain britannique, à la hauteur de ce qu’est Shakespeare pour le théâtre classique.
Ses talents, d’acteur, de metteur en scène, d’auteur, se sont forgés à l’exemple de Molière ou de Shakespeare. En parcourant les routes, au sein d’une petite troupe ambulante, avec des artistes méconnus, mais remarquables. La formation initiale de Pinter se fit dans les salles enfumées, aux effluves de bière brune, des petites villes et villages d’Irlande. Cette Irlande, pour laquelle il gardera tendresse.
Pratiquant le théâtre de Shakespeare, évidemment. Et, autres classiques. Aux confins de l’enthousiasme, de la fièvre créatrice et de la misère. Lorsque son fils est né, à Londres, il n’avait pratiquement pas d’argent pour le nourrir, lui et sa mère, dans un entresol où les murs ruisselaient d’humidité.
Loin de se dissoudre dans le misérabilisme, ses débuts de carrière sont un exemple d’énergie débordante : travail d’interprétation, de mise en scène, d’écriture, d’idées, de projets. Sportif, il était d’un excellent niveau dans une “discipline” qui le passionnait, le passionnera toujours : le cricket… Dont il tirera une scène d’anthologie, sous forme d’une percutante métaphore sociale, dans The Go-Between.
Avant de connaître succès et reconnaissance internationale, il a tout enduré. Aucune aigreur ou frustration. Son intelligence et sa générosité ne pouvaient que les sublimer. Dureté, vacheries d’une société fondée sur des rapports de domination, ont été son laboratoire d’observations de “la comédie humaine”.
… de La Dignité Humaine
Il n’était pas un “produit” des salons londoniens, lustré dans la servilité à l’égard de la nomenklatura. Son œuvre est charpentée par une lucidité, une sérénité, inébranlables.
Dans un démontage implacable des relations humaines, des pressions d’une société capable d’écraser l’individu, au point de s’interdire la communication, l’échange, l’expression des sentiments. Entre parents et enfants. Hommes et femmes. Puissants et faibles. Pouvoir et dignité humaine. Ville et solitude.
Jusqu’à les débusquer dans le langage et ses silences.
Langage, dont il ne cessera de dénoncer la manipulation par les castes au pouvoir et leurs médias, dans le mensonge et le cynisme :
“ Les mots, dans le monde où nous vivons, sont souvent employés pour déformer, dissimuler, ou manipuler, le sens qu’ils sont censés véhiculer… C’est devenu un langage de mensonges.
Ces mensonges peuvent atteindre une telle force persuasive, envahissante, que le menteur lui-même est convaincu de dire la vérité.
Comme cela a été prouvé à maintes reprises, quand les mots sont utilisés avec courage, dans le respect rigoureux de leur sens réel, les utilisateurs de ces mots sont récompensés par les persécutions, les tortures et la mort.” (9)
Il ne supportait pas l’hypocrisie, l’abus, la confiscation des mots qui n’ont plus de sens : démocratie, droits de l’homme, droit de vote, liberté d’expression… Si ce n’est de semer ravage et terreur, dans le monde, avec le fanatisme de “la bonne conscience”.
Auteur “engagé” ?... Certainement. Mais, il ne défendait aucun système politique. La politique et les politiciens ne l’intéressaient pas. Seules les souffrances, les injustices, les violences, dont ils sont responsables, le préoccupaient. Les totalitarismes ont le même comportement, la même idéologie, les mêmes techniques, quelle que soit leur époque, leur teinture politique…
Il aimait rappeler que Kafka, dans Le Procès, n’avait pas écrit contre le stalinisme. Ce régime n’existait pas encore, au moment de la rédaction de son chef-d’œuvre. Mais, contre l’Empire Austro-Hongrois, sa bureaucratie, son oppression policières. Prague vivait sous la botte d’une dictature et d’une occupation militaire “étrangères”. Comme Bagdad, Kaboul ou La Palestine, aujourd’hui. La sauvagerie des immenses ravages en moins...
Pinter était inquiet de l’extension constante d’un totalitarisme au sein même des sociétés occidentales, dont la Grande-Bretagne, constatant que :
“… les privilèges de la grande bourgeoisie coexistent avec un développement croissant du pouvoir répressif de l’Etat et nos vies sont de plus en plus régentées par un matérialisme narcissique dans lequel il est mal vu de se dresser contre l’injustice et la corruption.” (10)
Ou encore, l’érosion des libertés, dans nos sociétés, avec son mécanisme subtil et pervers :
“… une des préconditions du fascisme – une élite richissime, égoïste et myope, totalement indifférente aux décisions prises en son nom, se forme dangereusement en Grande-Bretagne.” (11)
Son intense travail de dramaturge, de création, ne l’empêchait pas de participer à toutes les luttes, sur plusieurs décennies et continents, pour le respect de La Dignité Humaine, contre les guerres, les dictatures militaires, les oppressions, les tortures et les massacres, imposés par l’Occident :
Apartheid en Afrique du sud, dictature militaire en Turquie, Asie (Cambodge, Indonésie, Laos, Philippines, Timor oriental, Vietnam), Amérique Latine (El Salvador, Chili, Guatemala, Nicaragua, Panama), Caraïbes (Haïti, République Dominicaine), Somalie...
Bien sûr, la destruction de l’Irak, fondée sur des mensonges. Il fut un adversaire très virulent du gouvernement britannique qui participa à ce crime collectif. Puis, l’Afghanistan…
Ses combats sont innombrables…
Encore inconnu, il s’était retrouvé dans un commissariat londonien, pour avoir échangé des coups avec un raciste qui l’avait traité de “sale juif”, dans un bar.
Pinter était juif. La branche paternelle, en provenance de Pologne. Celle de sa mère, venant d’Odessa en Crimée. Cette province dont on ne sait plus si c’est l’Ukraine ou la Russie, depuis la chute du Mur de Berlin. La population souhaitant son rattachement à la fédération russe.
La défense de son identité juive, lui rendait détestable le fanatisme sioniste. Refusant d’admettre les atrocités, injustices et tueries récurrentes commises à l’encontre du peuple Palestinien.
Eprouvant le plus complet mépris pour les différents gouvernements israéliens qu’il considérait comme un ramassis de racistes, belliqueux, corrompus, marionnettes du complexe militaro-industriel, faisant régner la terreur armée occidentale au Moyen-Orient. L’hystérie raciste, anti-arabe, antipalestinienne, qui a imprégné les dernières “élections” en Israël lui donne raison…
Condamnant les destructions colossales infligées régulièrement par Israël aux peuples et pays voisins, dans des déclarations et écrits signés aux côtés de Noam Chomsky et d’autres intellectuels juifs courageux. Il n’avait pas hésité, lors des bombardements démentiels du Liban en juillet 2006, à persister et à signer : “C’est Israël le vrai responsable”. (12)
On le retrouvera au comité de soutien de Mordechaï Vanunu, cet ingénieur israélien qui a fait connaître au monde l’ampleur du programme nucléaire de son pays. Non signataire du Traité de Non Prolifération Nucléaire (TNP). Enlevé à Rome où il s’était réfugié, par le Mossad, il a été condamné à 18 ans de prison pour s’être “exprimé”. Sa peine purgée, il est maintenu en résidence surveillée, dans l’impossibilité de communiquer librement.
Autrement dit, Pinter avait tout pour se faire détester des médias…
Couvert de prix, de distinctions littéraires, dans le monde entier, il s’est vu décerner le prix Nobel de Littérature en 2005. Présent à Londres, lors de la cérémonie de remise de son prix Nobel, j’ai été impressionné par le “silence médiatique”, dans son pays, sur cet évènement. Ces mêmes médias prêts à célébrer la dernière paire de chaussures de la plus ringarde des princesses chevalines, qui abondent dans ce pays…
Il n’avait pas pu se déplacer en Suède pour prononcer son discours et recevoir son prix, immobilisé sur un fauteuil roulant par la maladie. Il avait été enregistré et diffusé sur grand écran. Un modèle du genre, que je vous invite à lire. Limpide et fort. En deux parties. La première sur l’art et la vérité. La deuxième, sur le mensonge et le pouvoir.
Il en riait, avec son ironie incisive et son formidable humour :
“Ce fut totalement ignoré par la BBC. Cela n’était jamais arrivé. Certains assurent que la BBC a ignoré le discours (de remise du Prix Nobel) par complicité avec le gouvernement. Je ne le crois pas…” (13)
Plongez dans son œuvre.
Un exemple de ce qu’est un artiste, un créateur : un messager, un passeur, entre “l’Art” et le “Sens”…
Un Go-Between.
Car, nos sociétés humaines doivent avoir un “Sens”, une éthique collective, une expression qui ne soit pas celle du seul cynisme. Le “sens de la dignité de l’homme”. Sinon, “l’Art” en est réduit à ces “productions”, similaires aux cadavres d’animaux dans des aquariums de formol, se vendant, avant la crise, à des dizaines de millions d’euros pièce… L’expression du néant.
Retenons son testament intellectuel, les dernières lignes de son discours de la remise du Nobel. Il nous rappelle ce que tout “citoyen du monde”, conscient de ses responsabilités, refusant d’être réduit à un "robot-consommateur", se doit de respecter (14) :
“ … Je crois que malgré les énormes obstacles qui existent, être intellectuellement résolus, avec une détermination farouche, stoïque et inébranlable, à définir, en tant que citoyens, la réelle vérité de nos vies et de nos sociétés est une obligation cruciale qui nous incombe à tous.
Elle est même impérative.
Si une telle détermination ne s'incarne pas dans notre vision politique, nous n'avons aucun espoir de restaurer ce que nous sommes si près de perdre : notre dignité d'homme”.
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(1) Billington, Michael, The Life and Work of Harold Pinter, Faber & Faber, London, 1997. 418 p.
(2) The Go-Between, film de Joseph Losey de 1970, avec Julie Christie et Alan Bates. Palme d’or au Festival de Cannes 1971, entre autres distinctions internationales.
(3) The Servant, film de Joseph Losey de 1963
(4) Accident, film de Joseph Losey de 1967, avec Dirk Bogarde, Jacqueline Sassard, Delphine Seyrig. Couvert de prix internationaux, dont celui du grand prix du Jury du Festival de Cannes – 1967.
(5) La Maîtresse du Lieutenant français, film de Karel Reisz de 1981, avec Meryl Streep et Jeremy Irons.
(6) Voir un “document historique” sur Youtube : l’adaptation télévisée de sa pièce The Collection. En 1976 : http://www.youtube.com/watch?v=bPxLEAfjdIY&feature=related. Avec les grands acteurs du moment : Laurence Ollivier, Helen Mirren, Alan Bates et Malcolm McDowell.
(7) La BBC était à l’époque des débuts de Pinter, dans les années 60-70, un extraordinaire foyer de créativité et de liberté d’expression. Aujourd’hui, complètement disparu…
(8) Dupont Lajoie, Film d’Yves Boisset de 1974. Avec Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle comme acteurs principaux. Mettant en scène les archétypes du racisme et du fanatisme imbéciles de nos sociétés.
(9) The Life and Work of Harold Pinter, p. 372, Op. Cit.
(10) The Life and Work of Harold Pinter, p. 330, Op. Cit.
(11) The Life and Work of Harold Pinter, p. 331, Op. Cit.
(12) John Berger, Noam Chomsky, Harold Pinter, José Saramago, C’est Israël le vrai responsable, Le Monde, 27 juillet 2006.
(13) “It was totally ignored by the BBC. It never happened. There are those who argue that the BBC's ignoring the speech was to do with its complicity with government. I don't believe that.” http://www.guardian.co.uk/stage/2006/mar/14/theatre.stage
(14) http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2005/pinter-lecture-f.html
Photo Harold Pinter : Eamonn McCabe
Photo de la main d’un enfant Palestinien, sous les décombres de Gaza
N.B. La traduction des citations de l’ouvrage de Michael Billington est “garantie maison”…