Cannes. Avril 2007. La ville prépare fébrilement le prochain grand évènement…
Non. Pas les élections présidentielles. Tout le monde sait que cela va être "blanc bonnet, bonnet blanc"… Mais, le tout prochain Festival du cinéma. Business as usual… Le plus grand festival mondial du cinéma, dans le palais des festivals le plus laid du monde. L’horreur architecturale absolue. Le “Bunker”, l’appellent les cannois. Un morceau du Mur de l’Atlantique, transposé sur la méditerranée. Vous remarquerez, pendant toute la durée du Festival de Cannes : télévisions et photographes ne montrent que l’escalier avec sa moquette rouge, les fameuses "marches". Ou, alors, la baie de Cannes, avec ses yachts dans le port. Jamais le bâtiment. Heureusement…
Soyons charitables. Il n’y pas que la fébrilité mercantile et la laideur dans cette prestigieuse manifestation. On y est parfois foudroyé par d’extraordinaires moments, d’émotion ou d’admiration. Keren Yedaya restera, dans ma mémoire, la figure d’un de ces moments exceptionnels.
C’était le Festival 2004. Keren Yedaya venait de terminer sa brève allocution de remerciement, en anglais. Pas les fadaises débitées habituellement par les "starlettes-cruches", au QI inversement proportionnel à la hauteur de leurs talons aiguilles. Elle a pris son auditoire aux tripes. La salle s’est levée applaudissant, regard tendu, gorge nouée.
Cette réalisatrice venait d’obtenir « La Caméra d’or », équivalent de la palme d’or, pour la réalisation d’un premier long métrage. Le titre en français : Mon Trésor. Bouleversant témoignage sur la survie de deux femmes, la mère et la fille, condamnées, par la cruauté d’une société corrompue et sans valeurs humaines, à la misère et à la prostitution. Mon admiration et mon affection, pour cette réalisatrice de talent, sont liées à cet instant fugitif.
Mais, peu après la clôture du festival... Rien. Le silence. Je trouvais cela bizarre. Jamais invitée sur les plateaux de télévision, à la radio. Aucun commentaire sur son film dans les médias. Aucun article dans les journaux. Pourtant, elle avait de quoi alimenter, pendant des semaines, des articles au kilomètre dans les journaux féminins, entre autres. Voilà une jeune femme qui traite du sort des femmes, dans une société d’une dureté et d’une injustice extraordinaires. Habituellement, une tarte à la crème très goûtée des féministes et d’une presse portant en oriflamme la défense de la cause des femmes. Pourquoi ce silence ?
D’autant plus curieux, qu’on nous gave comme des oies, à jet continu, de promotions de navets cinématographiques. Ce capharnaüm subventionné, sponsorisé, de planches à repasser déglinguées et d’enclumes gondolées. Je suis malheureux : je n’arrive pas à avaler les enclumes ! Ce "trou noir" de la créativité française, agité par des publicitaires, des communicants et leurs relais soudoyés. Tous aussi ringards que ma première paire de patins à roulettes. Pas moyen d’y échapper.
Il y a même des dynasties : avec le père et la fille ou la mère et la fille, la sœur et la demi-sœur, ou le mari de la femme de la belle-mère de la demi-sœur de la…, etc. Les mêmes, tournant des films, des publicités, jouant au théâtre, pondant leurs mémoires, ou, pire, de la "poésie", encensés dans les articles creux des magazines grand public qui traînent dans les salles d’attente… Un vrai carrousel. Jouant comme des casseroles et chantant comme des caisses à savon. Comme dans ces shows où, soi-disant, on essaye tout, alors qu’en fait on vous refile n’importe quoi, à partir du moment où c’est le copain de la copine du copain… Le cauchemar ! Ma hantise : pourvu qu’on nous les colle pas au bulletin Météo… Le seul endroit un peu tranquille. Pas trop noyé dans la nullité. Quoique…
Mais, alors, Keren Yedaya ? Mon cinéma à moi… Celui que j’aime. Invisible ?
On m’a expliqué gentiment que son film n’était pas "vendable médiatiquement". L’histoire se passe en Israël. Inimaginable de faire la promotion d’un film montrant la misère de juifs israéliens, dans une société militarisée et gérée par un des plus grands complexes militaro-industriels de la planète. Cela provoquerait des crises d’apoplexie… Des marchands de canons, aux "philosophes" à la Finkielkraut…
Plus grave, elle a dit, dans son discours de remerciement, que ce n’était pas simplement une histoire de l’exploitation de deux femmes, mais aussi une métaphore de l’esclavage de l’homme par l’homme. De l’esclavage du peuple Palestinien, par Israël et la communauté internationale.
En temps normal, on l’aurait harcelée dans un procès en sorcellerie pour "antisémitisme". Ces campagnes médiatiques où on vous brûle vif, pour blasphème et hérésie à l'égard du politiquement correct. Les fatwas médiatiques occidentales. Le problème, c’est qu’elle est israélienne et juive. Elle a, en plus, la nationalité américaine. Impossible. Alors, la bonne parade dans ce cas : c’est le silence médiatique…
En relisant ses paroles… :
"Je voulais dire un grand merci, car ce n’est pas évident de choisir un film comme le mien… Mon film a rencontré beaucoup d’amour et aussi d’animosité… Cela prouve en un sens que les gens souhaitent des changements. Merci à tous…
Je voudrais dédier ce film, du fond de mon coeur, à tous les gens qui ne sont pas libres, à tous ceux qui sont en esclavage. J’espère qu’avec ce prix nous pourrons construire une maison pour les femmes qui veulent quitter la prostitution.
Cela m’est très difficile de dire ça parce que je viens d’Israël et nous sommes responsables aussi des souffrances et de l’esclavage de plus de trois millions de Palestiniens. J’aime Israël, j’aime mon pays. Alors, s'il vous plaît, il y a beaucoup de gens en Israël qui luttent contre cette occupation, aidez-les, aidez les Palestiniens…".
Je comprenais : "invendable médiatiquement"…