Un conflit social, extrêmement dur, vient de se terminer, sans grand écho médiatique. Il avait pour cadre un des hypermarchés Carrefour de Marseille. La revendication du personnel portait, essentiellement, sur une revalorisation du salaire mensuel moyen qu’il souhaitait voir porter de 900 € à 1000 €, et une augmentation de la valeur du ticket repas de 3,50 € à 5 €, soit 1,50 € par ticket.
Dans un pays où les responsables des groupes du CAC 40 sont payés en millions d’euros, avec des augmentations moyennes de 40% en 2007, s’offrant pour certains le luxe de milliards d’euros de pertes dans l’entreprise qu’ils dirigent, ces revendications semblaient plus que raisonnables. Eh bien : non. Elles ne seront pas accordées…
Parfaite illustration, en février 2008, de la réalité de la Grande Distribution. Elle représente, dans tous les pays, l’archétype de l’oppression sociale, du mépris de la dignité humaine, de la négation de la valeur du travail, du racket économique. Détruisant, phagocytant, vampirisant tous les circuits économiques, absorbant valeur ajoutée et richesse de la collectivité à son seul profit. Quelques familles devenues richissimes, associant des actionnaires à leur empire dont elles verrouillent fermement les commandes.
Au-delà des extraordinaires privilèges que s’est octroyée cette “aristocratie du tiroir-caisse”, avec la complicité des politiciens, on ne mesurera jamais assez les destructions considérables infligées au lien social de la collectivité, à l’emploi, à nos institutions politiques par la corruption et l’obstruction à la liberté d’expression. Minant autant nos fragiles équilibres “démocratiques”, que le tissu social de nos collectivités dans nos villes et campagnes…
Car nos représentants politiques éprouvent une “grande tendresse” (1) à l’égard de ce secteur d’activité censé représenter, à les entendre, le nec plus ultra des bienfaits du libéralisme et du développement. Présenté comme l’ultime bienfait du système économique actuel, il se révèle, en fait, l’équivalent d’un véritable Sida économique.
Les recherches sont rares, toutefois, sur les dangers et les dégâts de cet oligopole, ce partage d’un monopole entre une poignée de féodaux, représentant l’antithèse de la libre concurrence. On trouve, à foison, des ouvrages de commande célébrant les idées de génie de leurs fondateurs et autres qualités dans le dithyrambe et la flagornerie les plus serviles.
Sans parler de ces campagnes de communication incessantes, nous présentant ces prédateurs comme des “chevaliers sans peur et sans reproche”, uniquement soucieux du pouvoir d’achat et de la santé de leurs concitoyens. Entre Bayard ou Mère Térésa, leur cynisme dans le choix des masques en serait presque émouvant…
En général, les travaux universitaires, les centres de recherches, les journaux et autres médias, censés décortiquer l’information et proposer une analyse, n’adoptent qu’une seule attitude : la soumission… Un média, journal, TV ou radio, qui se permettrait une enquête approfondie, verrait une chute drastique de ses revenus publicitaires A quoi bon donner des bâtons pour se faire battre ?... Mieux vaut parler des dramatiques conséquences, pour nos sociétés, de la disparition progressive du tigre du Bengale ou du Gorille !...
Rares sont, donc, les courageux. Citons les, pour nous rassurer quant à la survie de la vigilance intellectuelle et de l’esprit critique dans nos sociétés. Quelques travaux parlementaires, pour y voir un peu plus clair et anticiper les lendemains qui ne chanteront pas : Jean-Paul Charié (2), Jean-Yves Le Déaut (3). Ou encore, des chercheurs comme Philippe Moati (4) ou Christian Jacquiau (5) qui n’a pas hésité à jeter son pavé dans la mare, par un article retentissant : Producteurs étranglés, consommateurs abusés – Racket dans la grande distribution « à la française ».
Bref rappel de quelques points, que médias et politiciens n’évoquent jamais :
Les quatre symptômes majeurs de cette maladie sont, habituellement, les suivants :
=> La disparition des petits commerces
Boulangeries, boucheries, épiceries, drogueries, quincailleries, bijouteries, librairies, merceries, et tant d’autres, faisant vivre des milliers de familles ont été, et sont encore pour les survivants, progressivement éradiqués de nos environnements urbains et ruraux.
La Grande-Bretagne, pays du libéralisme le plus sauvage est en train de se poser, en ce début d’année 2008, de sérieuses questions sur la “viabilité” de ce modèle économique. Des mesures, encore timides, sont prises pour mettre un frein à cette politique de la terre brûlée. Après une enquête de deux ans… Les petits commerces obtiennent protection contre les géants de la Grande Distribution (6), nous annoncent plusieurs médias britanniques. Une enquête a fait ressortir que l’étranglement (stranglehold) exercé par ces géants ont tué des milliers de rivaux plus petits (7).
Les autorités britanniques viennent de se rendre compte (enfin !...) que quatre distributeurs contrôlent 75% (pourcentage édulcoré quand on constate la réalité…) du secteur alimentaire : Tesco, Sainsbury’s, Asda et Morrisons… Où est le respect de la libre concurrence ?...
Bien sûr, en 2008, en France, où la configuration est identique, en termes de “fausse concurrence”, nous allons encore accentuer les privilèges de ces géants, si on suit les conclusions de la Commission Attali…
=> La démultiplication du chômage et de la précarité
La disparition de ces milliers de petits commerces qui faisaient vivre dignement plusieurs membres d’une même famille, a provoqué, corrélativement, des milliers de chômeurs. En comparaison, le peu d’emplois créés ont été fondés sur des emplois sous-qualifiés et, surtout, sous rémunérés. Même si, souvent, ce sont des BAC+ 4 ou 5 qui les occupent, du fait du chômage généralisé.
=> La constitution et la protection d’un monopole des achats
"En France, le maillage continue et s'oriente vers le non alimentaire : jardinerie (Jardiland, Tryffaud), sport (GO Sport, Décathlon), l'automobile (Centres Autos de distributeurs, Norauto...). Ils tiennent déjà 95 % de l'alimentaire. Ils pourront vendre des voitures à partir de cettte année. Leclerc est déjà le premier bijoutier de France, etc." (8)
Le problème des "marges arrières" et des commissions imposées aux fournisseurs pour être "référencés" fait l'objet de débats, insuffisamment rendus publics toutefois. Ces pratiques étant, effectivement, une forme de racket. L'assainissement s'impose, mais la Grande Distribution s'y oppose...
=> Les ententes sur les prix
Les ententes sur les prix, entre membres de l’oligopole, sont systématiques. Profitant des faibles moyens des organes de régulation de la concurrence. On a ainsi appris que le 20 décembre 2007, le Conseil de la Concurrence avait infligé une amende de € 37 millions à huit sociétés, dont les hypermarchés Carrefour (€ 27,4 millions), pour avoir organisé une entente sur le prix de vente des jouets à l’occasion des fêtes de Noël et de fin d’année. Dans ce système d’entente on retrouve les maîtres du secteur : Hasbro, Lego, Chicco, Goliath, Megabrands, Maxi Toys et JouéClub… (9)
Les britanniques ont mis à jour, après trois ans d’enquête, un système mafieux de la même espèce dans les produits laitiers (lait, beurre et fromages) sur la période 2002 et 2003. Les enquêtes sont longues et labyrinthiques… Le surcoût, pour les consommateurs, a été estimé à £ 270 millions (€ 378 millions). L’autorité de régulation britannique (OFT) a donc infligé une amende de £ 116 millions (€ 162 millions) à la Grande Distribution et aux industriels qui ont collaboré dans cette escroquerie à l’encontre du consommateur. (10)
Deux exemples, récents et limités par le manque de moyens. Mais, partie visible de l’iceberg qui donne une idée de l’ampleur du phénomène…
Beaucoup de pays, notamment dans les économies dites émergentes, se préoccupent de l’apparition, difficilement contrôlable, de cette pathologie économique et sociale. L’Inde, par exemple. Préoccupation d’ordre économique mais, plus encore, d’ordre social. Portant sur les valeurs qu’une collectivité se doit de défendre pour assurer sa cohésion et son développement. Cinq plaies majeures affectent le tissu social, sous l’emprise de ces oligopoles :
=> La corruption de nos institutions
La Grande Distribution est, avec l’industrie de l’armement et les Marchés Publics dans leur ensemble, un des principaux modes d’alimentation de la corruption politique. Quelques citations, qui donne la mesure de ce poison pour le fonctionnement de nos sociétés :
“Contre une enveloppe, voire une valise, il était facile de s’assurer le vote d’un édile siégeant à la CDUC ou à la CUC (commissions spécialisées dans les autorisations d’ouverture), voire du Ministre du Commerce lui-même, appelé à trancher en dernier ressort.” (11)
“Certains grands noms de la distribution se sont faits prendre la main dans le sac : en 1998, Michel Bourriez,
alors numéro deux de CORA a été incarcéré pour des pots-de-vin versés au maire de Toul ; depuis 1995, Gérard Mulliez, patron fondateur d’Auchan et Paul Louis Hallez, PDG de Promodès, sont
mis en examen dans l’affaire Jean-Louis Destrade, de nom de ce député socialiste qui aurait collecté 33 millions de francs auprès des grands noms de la distribution pour le compte de son parti…”
(12)
"Il sert aussi à financer la corruption du pouvoir politique, habitué à monnayer sa signature pour les autorisations d'ouverture. Le "péage" obligatoire de 1 million d'euros minimum pour un
hypermarché, est né à la fin des années 1970. Avec les "années Mitterand", les enchères montent et les enveloppes se font plus épaisses : on passe à 1,5, puis 2, puis 3 millions d'euros. M.
Michel-Edouard Leclerc, fin connaisseur, l'a d'ailleurs reconnu publiquement : "La vérité oblige à dire que près de la moitié des ensembles commerciaux ont été soums à ce trafic".
(13)
=> Le patrimoine bradé de la collectivité
L’implantation des grandes surfaces et centres commerciaux fait l’objet, dans beaucoup de pays, d’astucieux montages financiers. Sur le plan immobilier, notamment. En général, on s’approprie en sous-main des terrains agricoles, à la périphérie des villes, à prix cassés, via une société écran qui sera rachetée, le moment venu par la holding foncière de la famille fondatrice du groupe de supermarchés. De terrain agricole, il sera déclaré “constructible”. Sa valeur (non déclarée) se trouvera ainsi multipliée par dix, cent ou plus, suivant les régions, du fait de ce changement de statut…
Mais, la zone de chalandise est inexistante. Nous sommes en plein champ… Il faut amener le consommateur !… Qu’à cela ne tienne. Le grand distributeur construira son hypermarché et sa galerie marchande, prenant soin de créer un parking et une station service. Avec quelques arbres pour faire écolo et pratiquer le bla-bla-bla du "développement durable". Enfumer les gogos et faire plaisir aux politiciens locaux…
Par contre, tous les équipement collectifs seront financés par la collectivité : routes d’accès, ponts, échangeurs, ronds-points (Ah ! les juteux ronds-points, une encyclopédie à rédiger sur ce mode d’enrichissement personnel…), viabilisation (adduction d’eau, électricité, évacuation des eaux usées), etc. Sur les impôts de tout un chacun, directs et indirects.
Cela s’appelle une escroquerie, dans les grandes largeurs. Car, la collectivité devrait rester propriétaire des terrains et des murs. Au lieu de brader ce patrimoine à de richissimes familles. Leur location, permettrait de financer beaucoup d’aides sociales et de projets en faveur de la collectivité. Et de diminuer, en conséquence, les impôts locaux. Ce pillage, au vu et au su des politiciens, mais soigneusement occulté, est inacceptable dans une démocratie.
=> Un système bancaire dévoyé
La Grande Distribution est une énorme “pompe à cash”. Constituant un de ses pôles de profit essentiels. Forte de cette trésorerie, elle est devenue un gigantesque établissement financier, dont elle sous-traite les opérations aux organismes traditionnels. Elle obtient, de ce fait, des privilèges dont le client lambda d’une banque n’a aucune idée.
Dans le “cash management”, on joue beaucoup sur les “dates de valeur” permettant d’établir les “échelles d’intérêts”. Autrement dit, de calculer les périodes de découvert ou de crédit. Ainsi, un chèque “hors place” (tiré par le client sur l’agence bancaire d’une autre ville) ne sera pas crédité en date effective de “valeur”, comme pour le commun des mortels, huit jours, voire plus, mais le jour même de sa remise à la banque. Le cash déposé n’est pas crédité “valeur lendemain” de sa remise, comme sur votre relevé de compte. Mais, le jour même. J’ai même vu des comptes bancaires de la Grande Distribution crédités “valeur veille”. C’est-à-dire 24 h plus tôt que la remise effective des espèces. Pas mal, non ?...
Normal que les banques soient à le recherche de ce “cash”, et que les financiers le fassent fructifier. Mais, on en arrive, par dérives successives, à des dévoiements certains, par rapport au déposant ordinaire ou à la petite entreprise, qui ne seront pas traités dans l’égalité.
Plus grave encore est le surendettement des ménages encouragé par la grande distribution. Attirant le chaland avec des “crédits gratuits” qui sont des produit d’appel trompeurs puisque, dès la première défaillance, il seront matraqués en agios, intérêts, pénalités de retard qui atteignent des montant usuraires…
=> Une nouvelle forme d'esclavage
Les prix imposés par la Grande Distribution, dans l'alimentaire en particulier, provoquent une nouvelle forme d'esclavage. Habituellement, elle traite avec
un grossiste et peut donc "jouer à l'innocent". Recevant produits et factures, en bonne et due forme. Point final, quant à sa responsabilité... Souvent, le grossiste, le sous-traitant, en fait un
intermédiaire, "s'arrange" pour arrondir sa marge avec une nouvelle génération de "négriers". Exploitant des ouvriers agricoles, par exemple, dans l'indignité totale.
Ainsi, récemment dans le sud de la France, des ouvriers agricoles laotiens employés au ramassage des courgettes, vivant sous une toile en plastique en lisière d’un bois, sans aucune condition
d’hygiène, en esclaves, sans aucun droit.
En Grande-Bretagne, dernièrement, il y a eu le cas d’ouvriers polonais traités en esclaves, bien que leur pays soit “intégré” à l’Union Européenne. Dans ce cas précis, c’était un sous-traitant de la chaîne Marks & Spencer, pour le conditionnement de la viande rouge, dans le sud du Pays de Galles, imposant des conditions épouvantables d’exploitation (14).
Ces cas sont nombreux et, la plupart, dissimulés aux yeux du public ou de l’opinion. Quel média, là encore, oserait pratiquer du “journalisme d’investigation” et enfoncer le clou ?... Liberté d’expression…
=> La destruction du lien social : désertification et environnement
Avez-vous feuilleté les belles plaquettes publicitaires de la Grande Distribution sur sa contribution au “Développement
Durable” ?... La grande tarte à la crème de la profession… Quel développement durable ?... Alors que c’est le secteur d’activité qui aura le plus contribué à la désertification, à la
dévitalisation de quartiers et de villages entiers !...
Dépossédés de leurs petits commerces, des villageois sont obligés de prendre une voiture pour aller faire leurs courses à une dizaine de kilomètres. La Grande Surface ayant tué toutes les
activités commerciales qui donnaient vie à leur village. L’utilisation de la voiture accroissant la pollution…
Que dire de ces personnes âgées, contraintes de “ migrer” dans une maison de retraite, ne pouvant plus conduire ?... Alors qu’elles auraient pu et voulu rester dans leur village, rester actives,
continuer à faire leurs courses, échanger avec les commerçants, avoir une vie sociale…
Appliquer les règles de base de la libre concurrence. Il ne s’agit pas de supprimer le supermarché ou l’hypermarché. Non. Mais, de rétablir la libre concurrence en brisant monopoles ou oligopoles. Aucune chaîne de supermarché, ou de centrales d’achat, ne devrait excéder, en parts de marché : 5%. Et ceci, dans le cadre d’une réglementation tant européenne qu’internationale.
Avec une supervision, sans faille, d’un organisme de régulation ayant les moyens d'appliquer cette discipline, avec la rigueur et l’honnêteté nécessaires…
Les membres d’une collectivité, les citoyens d’une nation, ne sont pas un troupeau de moutons à la disposition exclusive d’une oligarchie, avec les politiciens à sa botte, vivant grassement du privilège de lui tondre la laine sur le dos, à longueur d’année…
(1) Propos de Raffarin, entendus de mes propres oreilles, à l’égard du soutien aveugle d’Attali au lobby de
la Grande Distribution, dans son fameux rapport. La fable de la paille et de la poutre, une fois encore, à l’œuvre…
(2) Charié, Jean-Paul, Pour une libre concurrence à dimension humaine. Redéfinir les règles de la loyauté, rapport à l’Assemblée nationale, no 2187, 27 juillet 1995, et Un
enjeu de société : vers une concurrence libre et loyale, rapport no 836 du 9 décembre 1993. In Jacquiau Christian, Op. Cit.
(3) Le Déaut, Jean-Yves, Rapport sur l’évolution de la Distribution : de la coopération à la domination commerciale, rapport à l’Assemblée nationale, no 2072, 11 janvier
2000.
(4) Moati, Philippe, L’avenir de la Grande Distribution, Editions Odile Jacob, Paris, Mars 2001.
(5) Jacquiau, Christian, Les coulisses de la Grande Distribution, Albin Michel, Mars 2000.
(6) Knapton, Sarah, Shops get protection against supermarkets giants, The Guardian, vendredi 15 février 2008
(7) “The recommendations follow a two year inquiry… Figures suggest the supermarket’s stranglehold has killed off thousands of smaller rivals. The four supermarkets have a 75 % market
share”. In Sarah Knapton, Op. Cit.
(8) Producteurs étranglés, consommateurs abusés – Racket dans la grande distribution « à la
française ». Op. Cit.
(9) Carrefour lourdement sanctionné pour entente sur les prix des jouets, Le Monde, 21 décembre 2007.
(10) Walsh, Fioana, OFT (Office of Fair Trading) hands out £ 116 m fines for milk price fixing, The Guardian, vendredi 7 décembre 2007.
(11) Courage, Sylvain, La vérité sur Carrefour – L’épicier planétaire, Editions Assouline. P. 74.
(12) Courage, Sylvain, p. 77, Op. Cit.
(13) Jacquiau, Christian, in Producteurs étranglés, consommateurs abusés – Racket dans la grande distribution, Op. Cit.
(14) Taylor, Matthew, Union challenges M&S on migrant workers, The Guardian, jeudi 13 décembre 2007.