« Parmi les folies des civilisations et des sociétés, même celles qui paraissent les plus "avancées", se trouvent les actes dégradants et l’humiliation. »
Saverio Tomasella (1)
Mer des Caraïbes…
Cartagena de Indias… En français : Carthagène des Indes.
Port de Colombie que les conquérants espagnols avait nommé en souvenir de celui d’Espagne, Cartagena (fondé par les Carthaginois en 227 avant notre ère). Y rajoutant "des Indes", se croyant dans une contrée de cet immense pays qu’ils auraient atteint en traversant l’Atlantique ; sans avoir à contourner l’Afrique et remonter l’Océan Indien. Pour, plus tard, comprendre que c’était un nouveau continent.
Une des villes les plus fascinantes de notre planète. Par son Histoire. Un magma de tragédies, d’horreurs, de cruautés ; mais, aussi, de splendeurs, d’actes héroïques et de pages de gloire.
La très catholique et pieuse Espagne de l’époque y avait édifié un des principaux centres d’expédition vers la métropole de toutes les considérables richesses pillées à longueur de décennies : or, argent, pierres précieuses (émeraudes, notamment). Ensuite, s’y ajouteront café, tabac, cacao, et autres denrées…
Dans ce qu’elle considérait comme possessions de son Empire ; tous les pays de cette "Amérique Latine", qui comprenait aussi, au-delà du Mexique : Californie, Texas et Floride. Les autochtones, "Amérindiens" de diverses ethnies, étant considérés en serfs quand ce n’était pas en esclaves, exploités jusqu’à l’épuisement dans les mines ou les grands domaines.
Radeau en or (80%), argent et cuivre, splendide création artistique remontant à 1200-1500 ans avant notre ère de l'ethnie Muisca ; une des principales cultures du pays avant son éradication par la colonisation espagnole..
Par l’odeur du pillage alléché…
Le colossal pillage auquel se livraient les colonisateurs espagnols, à commencer par les tombes sacrées des chefs locaux, provoqua bien évidemment la ruée d’une cohorte de pirates et corsaires, de toutes nationalités. Britanniques et Français, parmi les premiers. Les îles des Caraïbes servant de bases, repères et bourses d’échanges : navires, recrutement d’équipages, cargaisons, armes et renseignements…
Sur plusieurs siècles, les convois des galions espagnols lourdement chargés pour enrichir la mère patrie, arrivant à échapper aux tempêtes et naufrages, devinrent la proie de ces "bandes organisées". Tellement bien structurées, équipées, financées ou commanditées (souvent, par les milliardaires de leurs pays d’origine), qu’elles n’hésitèrent pas à attaquer le port lui-même, tant qu’il n’était pas encore suffisamment fortifié et protégé par de puissantes batteries côtières.
Parmi ces attaques les plus marquantes : en 1543, le Français Robert Boal ; en 1559, deux associés Français dans ce lucratif "business" Jean-Martin Cotes et Jean Bontemps ; en 1586, c’est au tour du célèbre Anglais Francis Drake, anobli par la reine Elizabeth 1er…
Dissimulés à l’abri d’hommes de paille ou "sociétés écrans", se retrouvent toujours oligarchies et dirigeants des pays protecteurs de ces mercenaires. Aujourd’hui, rien n’a changé. Même écran de fumée. Le pillage actuel du pétrole et du gaz dans les pays qui en sont riches, s’inspire de ces méthodes anciennes ; s’effectuant par "califes" et "rebelles démocratisateurs", créés de toutes pièces et grassement financés…
Parfois, les monarques européens encouragés par un contexte de guerre officielle, baissaient le masque. Ainsi Louis XIV, pour remplir les caisses de l’Etat toujours vides, ordonna la prise de la ville par une escadre de notre marine nationale aux ordres de Jean-Bernard de Pointis. En 1697.
Le port entièrement pillé livra un fantastique butin d’or, d’argent, de pierres précieuses, de vaisselles et objets en argenterie, estimé entre 10 et 20 millions de livres de l’époque. Au retour de l’expédition, reçu par le roi, Pointis lui offrit une émeraude grosse, dit-on, comme le poing…
Trop d’or. Trop de richesses à portée de main.
L’empire britannique, administré par les banquiers de la City, décida de s’emparer définitivement de ce port et de son arrière-pays…
Leurs espions avaient recensé le potentiel de défense des espagnols : quasi nul. La ville n’avait qu’une petite flotte de six navires de guerre, une faible garnison de 3 000 soldats, assistés de quelque centaines de supplétifs indigènes, armés d’arc, de sarbacanes et de frondes.
Après deux ans de préparation, en mars 1741, les britanniques lancèrent une expédition aux impressionnants moyens : 186 navires, plus de 2 000 canons et 30 000 soldats et marins. Aux ordres d’un de leurs plus prestigieux amiraux : Edward Vernon. Les spécialistes de l’histoire militaire considèrent qu’il s’agit d’une des plus importantes opérations amphibies (la longue histoire de la Chine et de la Corée en avaient connues de cette envergure) avant celle du débarquement en Normandie en 1944.
Le choc entre les deux puissances coloniales ne laissait aucune place au doute.
Au point que les financiers de la City éditèrent, à l’avance, une médaille célébrant la victoire et la prise de la ville par les glorieuses troupes de leur nation. !... Montrant l’amiral Vernon regardant de toute sa hauteur le commandant de la place vaincu, à genoux devant lui…
Médaille célébrant la "prise de Cartagena de Indias" par l'amiral Vernon...
Sauf que…
L’arrogance britannique ne l'avait pas prévu : le responsable de la défense de Cartagena de Indias n’était autre que l’amiral Blas de Lezo.
Fabuleux personnage, comme il s’en trouve peu dans l’Histoire.
Extraordinaire de courage, d’intelligence, de sens tactique et de vision stratégique. Un meneur d’homme hors norme, affectueusement surnommé « Mediohombre » ("demi-homme" ou "moitié d’homme") pour avoir, outre de multiples blessures, perdu dans des dizaines de combats navals : un œil, un bras et une jambe. Il avait commencé sa carrière navale dans la marine française, sous Louis XIV, à l’âge de douze ans…
Le siège dura 67 jours et se termina par un des plus grands et humiliants désastres militaires de l’empire britannique, sur lequel il est très discret dans ses livres d’histoire, qui y perdit 50 navires et 20 000 hommes. Que les traîneurs de sabre aux uniformes chamarrés de son état-major, chargés de l'opération de conquête tout en trinquant leurs verres de porto en cristal, ne prirent même pas la peine de faire ensevelir...
Rien de plus passionnant que lire le récit du siège et les minutieux préparatifs de défense terrestre et maritime de Blas de Lezo, avec le peu de moyens dont il disposait face à l'invasion britannique ; leur conception, articulation, déploiement et séquence. Une encyclopédie de tactiques, aussi inventives et audacieuses les unes que les autres. Juste un exemple : sachant que les espions britanniques avaient mesuré la hauteur des fossés pour préparer les échelles d’assaut des bastions, il avait fait creuser les fossés de 2 mètres supplémentaires ; provoquant la surprise, l’hécatombe et la démoralisation des attaquants…
La monarchie espagnole avait pris peur. Comprenant que les Blas de Lezo n'émergent qu'une fois par siècle, elle envoya l’année suivante son meilleur ingénieur militaire pour rénover et renforcer les défenses du port et de la ville, Antonio de Arévalo. Pendant 56 ans, de 1742 à 1798, il ne cessa de construire, améliorer, bastions, forts, remparts (12 kilomètres) et digues.
Mais, 13 ans plus tard, le 11 novembre 1811, la Colombie se sépara de l’Espagne et proclama son indépendance.
Ces formidables constructions militaires sont ainsi devenues des vestiges que viennent visiter, à présent, les touristes du monde entier.
Le Général dans son Labyrinthe
Forteresses et centre historique noyés, aujourd’hui, dans un flot de constructions contemporaines : immeubles informes et tours de verre vertigineuses. Se voulant des "vitrines de la modernité" pour accueillir le tourisme de masse se déversant sur la ville : plus de 2 millions de touristes, avec plus de 200 navires de croisières, véritables ruches flottantes, accostant chaque année.
Symboles de prospérité, dira-t-on.
Oui. Mais, avant tout pour le « 1% » ; la majorité de la population devant se contenter des miettes du festin réservé à une puissante et implacable oligarchie qui ne doit sa survie politique qu’au soutien des Etats-Unis.
Les descendants des amérindiens, ou des autochtones restent des citoyens de seconde zone. Pouvoir et richesse nationale étant réservés aux rejetons des colons espagnols ou européens, chargés d’administrer le pays pour le compte de leur protecteur Washingtonien ; qui en a même dessiné les frontières, après lui avoir arraché le Panama, en 1903, pour y construire le fameux canal … (2)
De colonie espagnole, la Colombie est, sans transition, devenue une colonie nord-américaine.
Deux fois la France en superficie, ce pays de 50 millions d’habitants, du fait d’une cruelle injustice économique et sociale a toujours été, depuis sa pseudo "indépendance", l’enfer de violentes et sauvages guerres civiles entre les oligarques, armés de leurs milices, et le peuple. La paysannerie tout particulièrement, dépossédée de ses terres et de ses mines, ne cessant de revendiquer, avec héroïsme et dans d’immenses souffrances, une répartition équitable des ressources du pays.
Les dernières statistiques disponibles de la Fondation pour la solidarité et la défense estiment qu’en 2015 le nombre de "prisonniers politiques" en Colombie atteignait le record mondial de 10 000 personnes. En 30 ans, selon Jaime Caycedo, 7 000 membres du Parti communiste colombien ont été assassinés.
Et, les assassinats continuent…
L’appareil militaire et répressif du pays est, depuis longtemps, entièrement encadré par les Etats-Unis. Ils ne le dissimulent même pas : n’hésitant pas à expédier un contingent de l’armée colombienne pour participer à la guerre de Corée en 1950 -1953… Ou encore, d’envoyer des "spécialistes-tortionnaires" colombiens formés par leurs services spéciaux pour "traiter" la soixantaine de princes et dignitaires saoudiens arrêtés, en janvier 2018, lors du dernier coup d’Etat… D’autres membres des forces armées colombiennes se trouvent actuellement au Yémen, parmi les mercenaires en soutien des troupes saoudiennes dans cette guerre d’une sauvagerie inimaginable…
Au-delà des opérations spéciales en dehors du continent latino-américain, la Colombie est formatée en redoutable plateforme de déstabilisation, aux moyens pharaoniques, de tous ses voisins frontaliers qui auraient des velléités de mettre en place des réformes sociales instaurant une répartition des revenus des pays concernés entre leurs concitoyens : Pérou (aux nombreuses révoltes paysannes) (3), Equateur (4), Brésil. Et, bien évidemment, leur obsession du moment : Venezuela.
L’objectif permanent, paranoïaque ou mégalomaniaque devrait-on dire, étant que le seul modèle admissible pour une nation, sur cette planète, est sa totale soumission aux Etats-Unis avec un système économique et social architecturé au seul bénéfice d’une oligarchie soigneusement sélectionnée par eux.
Cette lutte permanente contre l’injustice et la sauvage répression des oligarchies successives constitue la trame de l’œuvre immense et poignante de Gabriel Garcia Márquez. C’est à Cartagena de Indias qu’il étudia le Droit et effectua ses premiers travaux de journaliste.
Qui n’a pas lu Cent ans de solitude (1967), Chronique d'une mort annoncée (1981) et L'Amour aux temps du choléra (1985), n’aura pas les clés pour comprendre douleurs, tourments et rages vengeresses qu’endurent les peuples d’Amérique Latine.
D’autres écrivains colombiens moins connus mais aussi talentueux, avec courage, ont témoigné dans leurs livres, articles et conférences de ce combat contre l’injustice. Donnant l’exemple de l’espoir : il n’y a pas de fatalité face au mal et à la folie meurtrière.
Je pense, tout spécialement, à une femme que j’aime beaucoup et à qui j’avais dédié un billet : Laura Restrepo (5). Comme Garcia Márquez, elle a un temps été contrainte à l’exil pour se protéger des menaces de mort. Lisez-la, son œuvre est publiée en espagnol, mais il existe quelques ouvrages en français.
De tous les écrits de Garcia Márquez, celui qui m’a pris le plus aux tripes : Le Général dans son Labyrinthe.
Périple des six derniers mois de la vie de Simon Bolivar, Le Libérateur, héros des guerres d’indépendance contre le colonisateur espagnol, partant pour Cartagena de Indias, souhaitant s’embarquer pour l’Europe et s’y ressourcer.
Epuisé par toutes ses campagnes militaires. Son rêve de voir se former les Etats-Unis d’Amérique du Sud fracassé par les oligarchies locales, se disputant les dépouilles de l’empire espagnol dans la voracité. Jusqu’à assassiner ses compagnons les plus fidèles, valeureux et honnêtes, tel le général Antonio Jose de Sucre.
Car, il avait une vision géopolitique qui lui faisait entrevoir la mainmise de la puissance nord-américaine sur la partie sud du continent. Sans exception, une hégémonie impitoyable, une nouvelle colonisation avec une poigne de fer.
« J’ai labouré la mer », disait-il…
Abandonné de tous. Rongé par la tuberculose. Voyant, depuis le chemin de son départ, les notables chez qui il avait séjourné ou simplement pris un repas, jeter dans un brasier literie, meubles, linge et même couverts en argent, qu’il avait touchés ; dans la terreur d’être contaminés.
Il mourra à 47 ans, sans pouvoir partir.
Mais, son exemple, son combat, son rêve, sont toujours présents. De même que la colonisation espagnole a été balayée par l’Histoire. Celle infligée par l’Amérique du nord, le sera tout autant.
Simon Bolivar est le levain qui fait lever la pâte. Il suffit de laisser le Temps au Temps…
La Baie de Cartagena de Indias aujourd'hui...
Restons lucides : la Colombie illustre l’évolution imposée à tous les pays européens avec le démantèlement accéléré de leurs systèmes de répartition de la richesse nationale : services publics (santé, éducation, transports, retraites, etc.), fiscalité confiscatoire (exonération des multinationales et de la mafia du CAC 40, avec pour contrepartie l'accroissement des taxes sur les faibles revenus - salariés - artisans - commerçants - "auto-entrepreneurs" - sous forme d'augmentation de TVA et autres taxes)...
Les galions chargés à ras bord des revenus et ressources détournés de nos pays se dirigent, chaque année, en toute quiétude, vers caisses et coffres de nos oligarques enfouis, cynique clin d'œil de l'Histoire…
Dans les paradis fiscaux des Caraïbes.
1. Saverio Tomasella, La Folie Cachée, Albin Michel, 2015, p. 37
2. Georges Stanechy, Crimée : Obama Souviens-toi de Panama !, 17 mars 2014,
http://stanechy.over-blog.com/2014/03/crimee-obama-souviens-toi-de-panama.html
3. Georges Stanechy, Pérou : Esclavage Impérial, 3 juillet 2009,
http://stanechy.over-blog.com/article-33407858.html
4. Georges Stanechy, Oswaldo Guayasamin : l’Art et la Colère, 28 février 2007,
http://stanechy.over-blog.com/article-5823599.html
5. Georges Stanechy, Laura Restrepo : Colombie : Mon Amour, 3 février 2007, http://stanechy.over-blog.com/article-5510693.html