Yasmina,
jeune réalisatrice musulmane d’Afrique du Nord, brillante, dynamique, son synopsis sous le bras, essayait de trouver un financement international pour son projet de film qu’elle destinait au
marché européen et nord-américain.
Elle voulait mettre en scène un passage de la vie de Saladin, au XII° siècle. Souverain, qui a régné sur l’Egypte, la Syrie, la Mésopotamie et la Palestine, célèbre pour ses talents d’organisateur, son courage, son respect de la parole
donnée et sa profonde générosité. Il était aimé et respecté de ses ennemis avec, souvent, autant d’intensité que de ses propres amis.
Pour toile de fond : histoires d’amour, trahisons, batailles, embuscades, arts martiaux, effets spéciaux, châteaux forts et
grands paysages. Avec aussi des femmes, partageant le destin de leurs hommes, belles, courageuses, capables de tirer à l’arc et de jouer du poignard aussi bien que du luth. Elle
voyait Jean Réno dans le rôle de Richard Cœur de Lion et Marc
Dacascos, l’indien du "Pacte des Loups", dans le rôle de Saladin. "Avec une barbe bien taillée, Dacascos
ferait un superbe Saladin", me disait-elle.
Ce qu’elle voulait montrer c’était la noblesse des personnages, le respect de l’adversaire, l’estime et l’entraide qui pouvaient surgir du chaos du monde.
Montrer la profonde estime qui unissait Richard Cœur de Lion et Saladin, hommes de paix et de compassion essayant de maîtriser la violence qui les entourait. Ce qui, à l’époque déjà, ne plaisait
pas à tout le monde. Saladin eut à subir plusieurs attentats, dont un où il fut blessé, organisés par la sinistre secte des "Assassins".
Apprenant que Richard Cœur de Lion était immobilisé par une forte fièvre, Saladin lança des cavaliers chercher de la glace dans
les montagnes du Liban pour qu’on la lui apportât. Le service sanitaire de ses armées était remarquablement organisé. Son médecin personnel était juif et il avait recruté de nombreux médecins de
plusieurs nationalités ou religions, même des chrétiens nestoriens, heureux d’être à son service car ils étaient persécutés par les chrétiens de Byzance. Il lui arrivait d’envoyer les chirurgiens
de son armée, après les combats, pour soigner les croisés qui en étaient totalement démunis.
"Trop cher, trop ambitieux, thème délicat en ce moment, ne correspond pas à notre ligne éditoriale, n’entre pas dans notre cahier des charges, en tant que
femme essayez un thème plus intimiste, présentez des problèmes contemporains que vivent les femmes…" :
telles étaient les réponses que Yasmina recevait des milieux du cinéma français. Elle avait compris. Je me souviens, comme si c’était ce matin, de ses propos désabusés et révoltés, à la sortie
d’une réunion de travail :
" - Georges, ils veulent que je
fasse de la prostitution intellectuelle.
- Que veux-tu dire ?
- Tu sais les thèmes qu’ils me proposent, ces "professionnels" ? Un film sur les filles maghrébines
et la "violence des traditions familiales musulmanes". Pour ces gens, quelques drames familiaux dans quelques banlieues françaises, similaires à ceux d’autres familles françaises religieuses ou
athées, sont représentatifs de toutes les familles, de toutes les banlieues, de tout le Maghreb, de tout l’Islam !
- Calme-toi, Yasmina, tu exagères… On ne peut pas ne pas tenir compte, dans une société, des drames
qui peuvent se passer ici ou là …
- Je leur ai dit que dans ma famille et autour de moi, dans mon pays, les filles
aiment leurs pères, leurs frères et vivent dans le respect mutuel. Je leur ai parlé de l’immense tendresse du Prophète pour ses filles, notamment Fatima. Ils étaient déçus, les nanas, encore plus
que les mecs présents ! Mais, comment peuvent-ils être aussi hypocrites ?
- Souvent, les fictions partent de cas particuliers … Et puis, Ridley Scott a sorti un film sur Saladin avec un budget de 150 millions de dollars. Même raté, son film doit faire peur…
- Oui… Ils me disent que ce qui marche quand on parle du monde musulman, au cinéma ou à la télé,
c’est traiter la situation "moyenâgeuse" dans laquelle vivent les femmes de la communauté musulmane, montrer la perpétuation de l'esclavage. Je dois montrer obligatoirement que l’héroïne du film,
a été violée ou battue, et qu’elle s’en est sortie grâce à l’école de la République !
- C’est une vue effectivement partiale, mais tu pourrais l’amender par une touche
personnelle …
- Détrompe-toi, le "story board" contient des ingrédients très précis. Leur
petite cuisine est toute prête. La toile de fond doit faire ressortir que le personnage principal est "un pur produit de l'école laïque et obligatoire", grâce à laquelle un enfant maghrébin peut
parfaitement s'en sortir. Bien sûr, montrer que c’est rendre service aux peuples du Maghreb que de prouver qu’être antimusulman, c’est l’avenir. Ils souhaitent beaucoup, une réalisatrice arabe et
francophone, en mesure de signer un tel film… Si je le tourne, on me garantit le soutien des mouvements féministes subventionnés, avec leur presse sponsorisée et une couverture
médiatique du tonnerre. Et bien sûr, avec des mots choisis dans leurs sous-entendus, plein de fric …
- Essaye de faire une contre-proposition. Il y a certainement des gens bien parmi
eux.
- Tu sais, voir ces féministes jouant les "Jeanne d’Arc" de la condition de la femme musulmane, voir ces nanas s’en mettre plein les poches, grâce à ce fonds de commerce… Alors qu’elles se fichent du sort des femmes qui
meurent sous les bombes, dont les enfants sont tués, dont les enfants sont mutilés, dont les enfants ne peuvent pas être soignés, dont les enfants ne peuvent pas être scolarisés, dont les enfants
n’ont aucun avenir… Quelle hypocrisie ! Ça me dégoûte …
- Yasmina, ce sont des gens qui sont plein de bonnes intentions mais, mal
informés. Ne les juge pas, aussi rapidement …
- La meilleure ! Pour actrices, ils proposent, pour ne pas dire "imposent",
de prendre des beurettes de leur réseau, déjà dans le circuit de la télé, du cinéma ou du théâtre, qui ont eu une éducation poussée, qui ont été choyées par leurs parents. Tu te rends
compte de l’arnaque ?
- Yasmina, ne déprime pas. Tu arriveras à le faire ton film …
- Pas en France. Pas avec cette bande de racistes. En fait, ils veulent des films
de propagande antimusulmans. Ni plus, ni moins. Ils veulent que j’en réalise un. Et moi, me prostituer en faisant du misérabilisme avec des fanatiques antimusulmans, je n’y arriverai pas. Dire
qu’on retrouve ces mêmes nanas, "luttant contre la prostitution", sur les plateaux télé et dans les journaux…
- N’exagère pas… Tu sais, ils ont l’argent de la production et sont très
influents dans le système de distribution et de promotion. Si tu veux faire un film, essaye de prendre le problème plus posément et de convaincre …
- Georges, ne joue pas avec les mots. Regarde, même en littérature, c’est la même chose. Si on veut être publié en Occident,
on doit se livrer à "l’exhibitionnisme de la misère" et la femme musulmane doit être une folle, épuisée de chagrin, une violée ou une prostituée. Que ce soit en Europe, dans les banlieues, ou
dans nos pays. Tahar Benjelloun et les autres, l’ont bien compris. Les médias ne laissent passer que cela. Ils ont raison, ces
écrivains. Ils déclinent en boucle ces thèmes et vendent très bien leurs livres. S’ils s’aventuraient à présenter une autre image de notre vie, de notre civilisation, de nos pays, de notre religion, aucun éditeur ne les publierait."
Elle m’annonça son départ pour Londres et le Canada.
Pour la consoler, je lui ai raconté les déboires de Vincent Monteil auprès des grandes maisons d’édition françaises, y compris celle qui était liée par contrat avec lui. L’un des meilleurs connaisseurs de l’Islam, de son
histoire, de sa civilisation, de ses textes religieux et de ses mystiques, n’arrivait pas à faire publier un livre sur Louis
Massignon, orientaliste éminent et l’un de nos plus grands esprits. Sa connaissance et sa représentation de
l’Islam ne cadraient pas avec la campagne de diffamation lancée contre cette religion. Et, bien sûr, les principaux journaux français refusaient ses articles et opinions sur l’Islam. C’était, il
y a, bientôt, une vingtaine d’années…
Je n’ai pas osé lui dire qu’en Occident les privatisations les mieux réussies étaient celles de la censure et de la
propagande…